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Profiction

Coucher sur papier

Il y a quelques années, après avoir remisé au fond d’un tiroir un manuscrit dans lequel je tentais de déplier mon adolescence, je me suis fait tatouer sur l’épaule gauche le mot «Fiction». C’était une façon de dire, sans le déplorer, que je ne suis que ce que je me raconte. Je suis aussi pour autrui ce qu’il veut voir. Une manière de relativiser toute vérité préexistante au regard, toute essence fixe et toute étiquette. La théorie des genres encourage cela: dans ce siècle, nous arrachons la liberté d’être ce que nous voulons. Nous nous écrivons, nous nous racontons,  et par cette «identité narrative» (Ricœur), nous nous affirmons, nous nous inventons. Autant que possible, bien sûr, car en dépit des fantasmes de Xavier Dolan, tout n’est hélas pas possible «à qui rêve, travaille et n’abandonne jamais»… Il y a malheureusement des êtres pour qui le travail ne suffit pas, l’intersection des déterminismes s’acharnant à défaire leurs rêves et à les leur rendre inaccessibles. Nous ne pouvons, par exemple, réussir qu’aux dépens de ceux qui échouent. Pour eux, la fiction ne peut rien d’autre que les divertir de leur pénible condition. Mais même cela – la fiction et sa fonction de divertissement – me semble devenu plus solide que toutes les versions de la vie réelle qu’on parvient encore à toucher du bout des doigts.

Au moment où j’écris ces lignes, une partie de mes «amis» Facebook s’étripent à propos de la mise en place du passeport sanitaire et du caractère obligatoire ou facultatif de la vaccination. Je m’étonne de voir s’étaler les craintes de ces «amis», de la plus répandue – le système immunitaire serait-il mis en danger par le vaccin? – à la plus farfelue – 5G injectable et autres fantasmes d’aliénation ou d’exécution des peuples. L’imagination au service de la défiance aurait pourtant de quoi me charmer. Malheureusement, elle me dégoûte un peu: en France, par exemple, l’usage qui est fait de l’étoile jaune par quelques «anti-vax», les discours de «résistance» et de «désobéissance civile» détournés à des fins complotistes me sidèrent. Je me suis réfugiée dans le dernier livre de Pierre Bayard, Comment parler des faits qui ne se sont pas produits, certaine d’y trouver, comme toujours, une stimulation à la hauteur de la situation et un humour corrosif.

Après Le Titanic fera naufrage (Minuit, 2016), qui montrait comment la littérature peut prédire l’avenir ou le susciter, Bayard démontre ici avec acuité et malice les vertus de la fiction – ou comment elle est utile à la science, à la vie, à la littérature, à la politique… Qu’importe que la prémisse soit fausse, si le résultat est juste. Du mensonge de bonne foi à la sérendipité, du déni à la légende urbaine, d’Anaïs Nin à Hannah Arendt, de l’élan d’enthousiasme de la gauche européenne pour la Chine maoïste aux tricheries littéraires de John Steinbeck ou de Saint-John Perse, la fiction nous éclaire sur la vie – on n’ose plus dire «le réel» tant il semble présomptueux de vouloir le circonscrire. Appliquant à son propre essai les principes qu’il y défend, Bayard est un formidable raconteur d’histoires, et chaque exemple se déploie comme une fable: on y saisit le raisonnement à l’œuvre à mesure de la narration,
on s’y délecte en connivence, en souriant de cette vérité qu’on nous donne à saisir à travers le récit. La fiction n’est pas le contraire du réel, mais son organisation telle qu’on l’imagine pour créer du sens.

L’humain est un être de «pulsion narrative», dit Bayard: il a besoin de se raconter. On est au-delà du storytelling de publicité ou de propagande. Dans la terminologie de Bayard, qui s’inspire de la psychanalyse, la narration est «une pulsion fondamentale de l’être humain, au même titre que les pulsions orale ou anale, et caractérisée par le besoin irrépressible de raconter des histoires». Ces histoires ne mettent pas toujours en scène leur narrateur, mais c’est souvent le cas. L’exemple célèbre de Misha Defonseca, autrice du best-seller Survivre avec les loups (1997), traduit en dix-huit langues et adapté au cinéma, est emblématique de cette fonction réparatrice de la fiction: l’enfant privée trop tôt de ses parents accusés de collaboration avec les nazis va s’inventer une enfance dans la forêt, guidée et choyée par des loups, une fiction fondatrice à laquelle elle semble finir par croire elle-même, jusqu’à ce que son éditrice américaine la démasque. Ce qui est effarant dans cette histoire, c’est moins la fonction résiliente qu’elle semble avoir pour son autrice que son succès mondial auprès des publics les plus divers, que Bayard attribue à notre «besoin de croire». Car lorsqu’on revient, avec le recul des ans, sur l’histoire de Defonseca, on se demande comment elle a pu susciter un tel aveuglement collectif. Le besoin de croire aux contes et aux mensonges est aussi un réflexe de survie: la croyance peut coexister avec le doute dans cet «espace intermédiaire». Comme au cinéma, où l’on pleure en sachant que c’est faux, où notre esprit dédoublé veut jouir de la foi dans la fiction sans en être dupe.

«Fiction is freedom», disait Susan Sontag, en l’opposant non pas au réel, mais à la forme contraignante de l’essai. La fiction permet de penser le monde hors de ses limites. La liberté de croire à nos fictions comme aux autres versions de la vie qu’on se raconte: dans cet univers parallèle, c’est à moi que le chanteur adresse ses mots d’amour, c’est moi qui remporte la Palme d’or, c’est votre équipe favorite qui gagne le championnat. C’est à moi, à nous, qu’arrivent ces choses incroyables qui jalonnent les romans. Pouvez-vous prouver que cette version-là est moins vraie que l’autre si j’y crois de tout mon cœur? Aurez-vous la cruauté, l’inconséquence de prétendre le contraire? Il existe d’autres mondes (Minuit, 2014) est le titre d’un autre livre de Pierre Bayard. Je crois que l’année et demie qui vient de s’écouler nous a largement prouvé une chose, tandis que nous étions cloîtrés entre nos murs à lire ou à prendre la plume (puisqu’on en a enfin le temps), à regarder Netflix en boucle en rêvant à une existence palpitante: la fiction est plus fiable, plus fidèle que toutes les prétendues réalités factuelles qui fabriquent nos vies. Seul le récit en est tenace, puisque nous y croyons.

Pierre Bayard
Comment parler des faits
qui ne se sont pas produits?

Paris, Minuit
2020, 176 p.

 


Claire Legendre est née à Nice, elle a vécu à Rome et à Prague avant de venir vivre au Québec. Elle a écrit une douzaine de livres dont le plus récent est Bermudes (Leméac, 2020). Elle est professeure de création littéraire à l’Université de Montréal depuis 2011.

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