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Preuves de vie

J’ai découvert Diane-Ischa Ross par hasard dans les rayons de la bibliothèque de mon quartier. Son décès en 2019 est venu mettre un terme à son œuvre. Le fil rouge, publié à titre posthume aux éditions Triptyque, en est la dernière pierre.

Thématique·s
Poésie

J’ai découvert Diane-Ischa Ross par hasard dans les rayons de la bibliothèque de mon quartier. Son décès en 2019 est venu mettre un terme à son œuvre. Le fil rouge, publié à titre posthume aux éditions Triptyque, en est la dernière pierre.

Thématique·s

La spécialiste du XVe siècle pratique une poésie bien à elle, faite de petites touches, d’observations. Le regard occupe un rôle central dans son travail: il établit un rapport au réel fondé sur la distance, les sensations. Sans éviter systématiquement la première personne du singulier, Ross s’en méfie. Elle le signale explicitement dans Le fil rouge lorsqu’elle écrit «mort au lyrisme». En refusant une poésie axée sur l’épanchement et la sentimentalité, elle s’ouvre au monde et capte son mystère pour «boire le cri des pierres»:

la plage le vent froisse par-dessous
le sable la fête aux musaraignes dans l’ouate
    de Noël
fais ton chemin
toujours le même des caravaniers
des poussières d’Histoire
des cartes du ciel

Car ce n’est que lorsqu’on est réduit·es à la fragilité qu’on peut accueillir la beauté du monde. L’autrice des Jours tigrés (Triptyque, 2015) est économe: le vocabulaire est accessible, les propositions sont courtes. La densité du propos se révèle plutôt dans les ellipses, dans les liaisons secrètes entre les vers, un peu à la manière des constellations, dont je ne retiens jamais que la Grande Ourse et la petite en forme de casserole.

Il n’y a plus de chemin

Le fil rouge, à mon sens, c’est justement ça: une somme d’expériences et de moments reliés les uns aux autres pour composer une vie «[d]ebout dans la largeur des yeux clairière / aux merveilles». À la fois nourris par la mémoire et le corps, les poèmes donnent à lire un égarement, formulent une tentative pour le surmonter et «habiter l’oblique»:

Les minutes longues de la nuit
mets-les à restaurer ta maison
[ d’enfance
recouds avec du vide l’histoire oblitérée
qui te travaille au corps comme un boa
dors aussi dans l’eau tiède
dans la fraîcheur des glaciers fragiles
les minutes longues de la nuit sont l’or [ du vitrail
et le sang du héron

Les textes, «les souvenirs découpés au ciseau», reconduisent la complexité du réel, son irréductible mystère et, par extension, la facilité de se perdre, la difficulté de se retrouver – «full détresse», écrit la poète. L’immobilité dans laquelle se cantonne l’énonciation m’a donné l’impression que Ross est assaillie par le mouvement d’un monde qui lui échappe, d’une «histoire démente» qui la dépasse.

L’insistance sur le thème de l’orientation, par le biais d’images telles que la carte, le chemin et les étoiles, montre la volonté, chez Ross, de combattre l’errance inhérente à la condition humaine. Autrement dit, pour l’autrice de Ces yeux mis pour des chaînes (Triptyque, 2003), la vie est précaire, et la parole, fragile, comme l’illustrent la discontinuité des textes, les blancs qui les creusent, les vers brefs. L’utilisation marquée de l’infinitif et de l’impératif, modes verbaux qui émaillent les poèmes, m’apparaît comme une tentative de puiser dans le langage un impératif à opposer au désarroi: ne pas se laisser faire ou emporter, résister à la mort et, surtout, à l’oubli, dont la présence obsédante traverse tout le livre.

Le don de la vision

Le fil rouge est un recueil énigmatique, exigeant. Parce que la poétique du surgissement, si je peux l’exprimer ainsi, résiste au récit, certaines occurrences pronominales sont demeurées obscures pour moi. Je n’ai pas compris si le «tu» représente une adresse à soi-même, ou l’inscription d’un·e interlocuteur·rice à qui renvoie le «nous». C’est un peu ma fixation de critique (et de prof!), je l’avoue, mais j’aime que les antécédents soient clairs. Chacun ses bibittes…

De plus, la progression des textes m’a semblé inconstante et marquée par le piétinement. On avance peu dans Le fil rouge: on tâtonne dans l’incertitude, dans un propos frisant l’hermétisme. Le recueil est à cet égard une épreuve; la traversée, un enseignement. C’est ce qui constitue la grande force de la dernière œuvre de Ross. Plutôt que de me léguer son vécu, elle m’a montré ce qu’est vivre: apprendre, avant que nos «yeux» faillissent, «la joie de revoir / la lampe». Car ce n’est que lorsqu’on est réduit·es à la fragilité qu’on peut accueillir la beauté du monde. Voilà l’austère, l’essentielle leçon qu’il me reste après ma lecture.

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Diane-Ischa Ross
Montréal, Triptyque
2020, 126 p., 17.95 $