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Pour qui écris-tu?

pour la suite du monde

Dans le numéro double 168-169 de Mœbius, ayant pour thème «Depuis la crise», Si Poirier propose une suite poétique dans laquelle iel réinvente l’émission de téléréalité québécoise Occupation double, qu’iel transforme en un espace queer et anti-oppressif. Iel accompagne cette œuvre d’une introduction contenant des clés de lecture, «comme des panneaux explicatifs à côté de l’œuvre». Plaidant pour un travail littéraire «rigoureux ET facile d’accès pour le plus grand nombre», Poirier écrit:

Je termine une maîtrise en études littéraires, et pourtant, je lis encore souvent des textes qui se situent dans des systèmes de références, des théories et des démarches si éloignées des miennes que je n’arrive pas à les saisir, à y entrer réellement. J’ai l’impression que l’on se parle beaucoup dans un entre-soi, littéraires et écrivain·e·s, toustes situé·e·s dans le même petit milieu, avec un ancrage universitaire important. Savoir lire, écrire et apprécier les revues littéraires est la marque d’un privilège.

En lisant son texte, moi qui adore en spectacle proposer un préambule à mes poèmes, mais qui me questionne souvent sur mes propres motivations
– ai-je l’impression que mes mots ne se suffisent pas? Ce préambule m’aide-t-il à mieux transmettre les revendications politiques que sous-tendent mes écrits?– j’ai voulu explorer davantage le rapport que j’entretiens avec l’Autre dans mon processus de création. J’entame cette réflexion ici, espérant qu’elle trouve écho dans celle d’autres artistes, et que nous puissions entrer en dialogue.

Dans le quatrième chapitre de Teaching to Transgress: Education as the Practice of Freedom (Routledge, 1994), bell hooks dénonce la trahison opérée par certain·es intellectuel·les afro-américain·es envers leurs aspirations révolutionnaires pour conserver le pouvoir associé à leur situation de classe; l’autrice encourage les intellectuel·les insurgé·es à refuser l’adoption des codes et référents des classes dominantes, et à privilégier un langage accessible à toustes1. Elle prêche par l’exemple dans le choix de la forme de ce chapitre, celle d’un dialogue entre sa personne physique et sa personnalité littéraire. Ces mots sont indissociables de la démarche artistique que je souhaite tenter de présenter ici, soit une démarche qui permette aux artistes de rester fidèles à leurs idéaux et à leurs communautés d’origine.

J’ai écrit les fondements de Cœur Yoyo dans l’intimité de ma chambre, lors d’une période de grande vulnérabilité. Je souhaitais mieux me comprendre, et me suis engagé·e dans cette démarche sans penser à la publication. J’étais au cégep, fréquentais les micros ouverts; et bien que ma proximité avec la scène slam m’ait fait prendre conscience, très jeune, de la capacité de la poésie à être un art accessible à toustes, je pensais alors très peu au lectorat en écrivant.

Ces considérations sont arrivées plus tard, notamment au fil de discussions avec ma camarade de classe Laura Fern, à propos de l’audience à laquelle le matériel enseigné dans nos cours semblait destiné (majoritairement riche, blanche, cishétéro), et concernant le manque de contenu approprié aux besoins, intérêts et conditions des étudiant·es ne faisant pas partie de ce groupe. «Trop souvent, avait dit Fern, notre bien-être est compromis au bénéfice de l’apprentissage de nos pairs.» J’ai réalisé être souvent tombé·e dans le piège, tant dans mon travail académique, artistique que communautaire, lorsque j’adaptais mon propos à ce que je présumais être les besoins éducatifs des personnes blanches, le tout au détriment de ce que j’aurais réellement voulu rechercher, apprendre ou dire. Le tout au détriment de ce dont mes pairs noir·es ou racisé·es auraient aimé discuter. J’ai alors compris une chose: pour moi, tout comme le manque de contenu adapté aux besoins des étudiant·es racisé·es révèle les présupposés de l’administration et des professeur·es sur la composition du corps étudiant, le manque de représentation des personnes racisées au sein des institutions culturelles, des plateformes de diffusion, des personnages dans les œuvres produites ici, et du public cible désigné pour ces œuvres, est révélateur de l’image que le milieu littéraire se fait des lecteur·rices et de la population québécoise.

Au cours de l’hiver 2021, j’ai assisté à un atelier de poésie dirigé par l’écrivaine, poétesse et musicienne Attou Mamat. Elle parlait de l’espace de confiance entretenu dans les soirées de poésie auxquelles elle avait l’habitude d’assister et de participer, et de l’importance pour les artistes de faire attention à ce avec quoi iels laissaient le public à la fin d’une performance.

Inspiré·e par ces propos, frustré·e de rarement me retrouver dans les textes que je lis, j’ai décidé de rompre ce pattern lorsqu’en juillet dernier, Le Devoir m’a invité·e à rédiger un texte sur l’avenir d’Haïti. Nombreux étaient les articles à propos de mon île qui semblaient écrits par et pour des personnes blanches n’ayant aucune relation avec l’endroit, et j’étais fatigué·e d’entendre le même discours. J’ai adressé mon texte aux autres membres de la diaspora. Les commentaires, témoignages et remerciements que j’ai reçus semblent indiquer que j’ai visé juste, et que je n’étais pas complètement dans le champ en affirmant à Fern que «ce n’est pas parce que les espaces dans lesquels je me trouve ne tiennent pas compte de mes besoins que je dois reproduire ce schéma».

J’ose espérer que le milieu littéraire se diversifie enfin, notamment grâce à des acteur·rices tel·les que les maisons d’édition Diverses Syllabes et Mémoire d’encrier, l’organisme culturel Espace de la Diversité, la librairie Racines, de même qu’au travail d’activistes et d’auteur·rices racisé·es (souvent femmes et/ou queer). Je reçois plus fréquemment des invitations à participer à des conversations ou à des tables rondes sur la diversité culturelle en littérature et, bien qu’elles soient parfois maladroites, elles m’apparaissent comme le signe d’un désir de changement. Seulement, j’aimerais que ces efforts ne s’accompagnent pas de cet autre désir que les propos tenus par les personnes invitées s’adressent principalement à une audience aisée et blanche, et que nos institutions littéraires connaissent des transformations profondes, comme Occupation double dans le texte de Poirier.

 


Laura Doyle Péan a participé à plusieurs productions avec l’Espace de la Diversité et avec Les Allumeuses, collectif féministe. Artiste multidisciplinaire, poète et activiste, l’auteur·rice haïtiano-québécois·e de vingt-deux ans s’intéresse au rôle de l’art dans les transformations sociales. Son premier recueil, Cœur Yoyo, est paru chez Mémoire d’encrier en 2020, et est finaliste au Prix des enseignants de français 2021.

  • 1. Je paraphrase et résume ses mots lorsqu’elle écrit en anglais: «In American society where the intellectual – and specifically the black intellectual– has often assimilated and betrayed revolutionary concerns in the interest of maintaining class power, it is crucial and necessary for insurgent black intellectuals to have an ethics of struggle that informs our relationship to those black people who have not had access to ways of knowing shared in locations of privilege.» (bell hooks, Teaching to Transgress)
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