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Poétique du dépotoir

Poétique du dépotoir

Freshkills est une réflexion fascinante sur le rapport qu’entretiennent les sociétés modernes aux déchets. Ce petit livre, qui a jusqu’à maintenant reçu très peu d’attention médiatique, mériterait beaucoup plus de considération.

Essai

Freshkills est une réflexion fascinante sur le rapport qu’entretiennent les sociétés modernes aux déchets. Ce petit livre, qui a jusqu’à maintenant reçu très peu d’attention médiatique, mériterait beaucoup plus de considération.

D’abord ouvert de manière temporaire en 1947 pour pallier le surplus d’ordures de la ville de New York, le dépotoir de Fresh Kills, situé sur Staten Island, est rapidement devenu le plus grand site d’enfouissement du monde. Or, voilà qu’après des décennies d’empilage des rejets de la civilisation, l’ancien terrain maudit se prête à une expérience de revalorisation hors du commun.

Lucie Taïeb, dans son court essai paru aux édition Varia au printemps 2019, revient sur les enjeux symboliques entourant ce projet. Il faut dire que la tâche est titanesque. Comment rendre à la nature un endroit tout sauf naturel?

Le paradis perdu

Le nom à la consonance funeste de Fresh Kills nous vient du moyen néerlandais, explique Taïeb. Rien à voir pourtant avec le meurtre. Reliquat d’une époque où la région de New York était sous la tutelle des Provinces-Unies dans ce qui était alors la Nouvelle-Hollande, le nom «Kills» désignait une source d’eau ou un canal. Près de Fresh Kills, la source fraîche, nous rappelle Taïeb, se trouve d’ailleurs aussi Arthur Kills, la source d’Arthur.

Rien pourtant ne laissait présager le devenir ténébreux de la décharge. Fresh Kills était un lieu sauvage, un milieu humide où s’entrecroisaient marais salants et marais d’eau douce. Rien n’aurait permis de croire, à l’époque, que ce refuge faunique infesté de moustiques où résidaient reptiles, mammifères, insectes, poissons et oiseaux se transformerait en un Mordor d’immondices où régneraient rats et goélands.

C’est pourtant ce qui est arrivé et, après cinquante ans d’empilage, la dernière décharge de New York fermerait enfin ses portes. Pour un courte durée. En effet, les adieux du printemps 2001 furent brefs. Quelques mois plus tard, les autorités ouvriraient à nouveau le site pour y déposer les ruines du World Trade Center et trier patiemment, morceau par morceau dans cet amont de gravats, ce qui tenait du déchet et des restes humains.

Refresh Kills

Après ce bref passage à l’histoire, la revitalisation du site allait prendre forme. Il fallait d’abord enfouir les montagnes de déchets sous une couche de sol, puis de gravier, y poser une bâche géotextile pour éviter la percolation du lixiviat (nom terrible de ce qu’on appelle communément le «jus de poubelle»), puis ajouter encore de la terre pour planter de la végétation, ramener des espèces indigènes pour endiguer la croissance des phragmites et autres plantes envahissantes.

Le terrain devra alors être percé de becs de gaz, qui permettront aux dizaines de mètres de pourriture de laisser échapper le méthane qui sera récupéré pour alimenter — ô joie — les foyers de Staten Island. Taïeb nous accompagne, grâce à une visite guidée, à travers ces formidables travaux qui devraient se terminer au cours des années 2030.

Les publicitaires tenteront tant bien que mal de faire avaler aux résidents de Staten Island — en y ajoutant le préfixe Re-, Refresh Kills, pour rafraîchir, puis en collant les mots Fresh et Kills pour faire moins meurtrier et en y adjoignant le signifiant «parc» pour la sonorité, Freshkills park — ce nouveau havre de paix pour les badauds et les promeneurs du dimanche. Il faut dire que le lieu a été pour les résidents une malédiction, source d’odeurs nauséabondes et de mépris. Comment leur faire digérer l’idée de pique-niquer un jour sur ce qu’ils savent être, d’expérience intime, une montagne de pourriture?

Un grand livre

Il serait facile ici de tomber dans la lecture émerveillée du passage de la décadence au renouveau, mais la force de Lucie Taïeb est d’être une observatrice à la fois brillante et sceptique, qui ne se laisse pas facilement avoir par les stratégies de communication. Critique à la fois de la consommation effrénée, de notre rapport tordu aux déchets et de la catastrophe écologique qu’est la civilisation, Freshkills est un essai habile, intelligent et d’une force assez rare, qui s’inscrit dans la lignée des chefs-d’œuvre de la nouvelle histoire culturelle des lieux désaffectés.

Qu’il s’agisse du Tchernobyl de la Prix Nobel Svetlana Aleksievitch ou du Berlin-Est de Nicolas Offendstadt, la plume de Taïeb, une poète dont le travail est trop peu connu de ce côté de l’Atlantique, n’a rien à envier aux ténors de la nouvelle histoire de terrain. Les dindons qui remettent habituellement les prix n’y verront rien, évidemment, mais quiconque s’intéresse à l’histoire du contemporain et à la poétique des lieux devrait jeter un coup d’œil du côté de Taïeb. Ce petit essai aura peut-être eu un accueil timide, mais il méritait mieux. Reste à espérer qu’il saura trouver ses lecteurs. ♦

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Article au format PDF
Lucie Taïeb
Montréal, Varia
2019, 120 p., 19.95 $