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Petit traité de l’errance et de la contemplation, le troisième recueil d’Isabelle Dumais ne parvient pas à marier le fond et la forme.

Poésie

Petit traité de l’errance et de la contemplation, le troisième recueil d’Isabelle Dumais ne parvient pas à marier le fond et la forme.

Il y a un vent salin qui souffle sur les pages de ces Grandes fatigues, un appel du large, un désir d’arrêt. Les soleils y sont multiples, tout comme les fruits qu’on laisse choir les après-midi d’été, comme des promesses de poèmes à écrire ; ces textes qui, peut-être, attendront à demain. C’est qu’il y a une volonté de donner du temps au temps dans le recueil de celle qui « ébauche des projets qui s’écrasent sur [s]a tête en couronne de cafards », celle qui n’hésite pas à « [n]’entreprendre rien et en souffrir ». Ces langueurs, bien présentes dans tout le livre, sont moins celles de la paresse que celles d’un questionnement intime : entre la suite du monde et mon corps, entre le mouvement des astres et ma tête, quel lien y a-t-il à faire ? Un temps d’arrêt donc, devant l’infiniment grand, celui qui, de par sa stature majestueuse, fascine et oppresse. « Mes fatigues : mille grains de sable dans la bouche/et une patience de perle. »

Bord de mer

On doit le dire d’entrée de jeu, la somme est grande, le recueil court sur près de deux cents pages, divisées en onze parties. Avant même d’y mettre le pied, on ressent une certaine hâte d’y errer, comme si on nous invitait dans une maison de bord de mer : on espère pouvoir y trouver ses marques, s’y sentir chez soi. Très tôt, on réalise qu’on n’y est pas seul, en exergue de chacune des parties, des poètes et des écrivains : Lucrèce, Jean-Marc Desgent, Fernando Pessoa, Ivan Gontcharov, Henri Michaux, Emil Cioran, Marguerite Duras, Francis Scott Fitzgerald ou Simone Weil. Si on reconnaît que Dumais sait bien s’entourer, on finit par se demander si tout ce beau monde aura quelque chose à se dire rendu au souper. L’exergue ayant souvent cette utilité de donner le la au texte, à trop donner on ne sait plus prendre, et plus on avance dans ce recueil, plus on a de la difficulté à trouver une couleur réelle à chacune des parties. Les citations en ouverture finissent presque par nous faire rouler des yeux, comme si un ami ne cessait de nous parler de sa relecture des classiques.

Entendez-moi bien, Les grande fatigues n’est pas un recueil dénué de fulgurances, certains poèmes marquent, blessent même, tellement ils nomment l’impuissance. Par exemple :

Une pompe désaxée m’irrigue
de cette irrégularité touchante
des petits gestes qui terrassent.

Ça déraille lors des chamailles
jetée à terre j’en ai pour un siècle
à me remettre des douceurs manquées.

Le problème n’est pas dans le manque de justesse du propos, mais plutôt dans une certaine redite qui vient désamorcer plusieurs passages. Ainsi ce vers, seul sur la page, qui nous arrive comme un aphorisme dont on aurait bien pu se passer : « Je suis un boulier de loterie en marche ininterrompue dont aucune boule ne tombe. » La masse poétique est dense, des codes nous échappent et certains choix ne se répètent pas suffisamment pour qu’on puisse comprendre où Dumais aimerait en venir, notamment dans l’usage sporadique d’italiques ou de parenthèses à même le poème. Sans oublier les strophes qui en disent trop, et les vers finaux, en retrait, sans doute pour marquer le coup, finissent par lasser, comme si l’autrice ne faisait pas confiance à ses lecteurs : « Je reprends chaque saison / mes exercices d’admiration / me rapetissent dans vos yeux. // Je disparais. // (Est-ce qu’on me voit ?) »

Qui embrasse trop mal étreint

Il me faut enfin parler d’une annexe, intitulée « Échos », que l’on découvre en fin de recueil et qui m’a particulièrement irrité : six pages de références littéraires cachées dans le texte, quelque chose comme un mode d’emploi pour comprendre le recueil dans toute son intertextualité. Les notices, de longueurs diverses, vont comme suit : « Nos corps tombés dans les tranchées / entre-forme de matière délicate (p.82). Clin d’œil aux entre-formes du philosophe et sinologue François Jullien, dans Les transformations silencieuses. » Si la tablée semblait déjà pleine par la surenchère d’exergues, cette section exacerbe l’idée que la poète tient à prouver qu’elle est une lectrice. Alors que, d’une certaine façon, le procédé de création de Dumais pouvait fasciner, cette façon de dialoguer avec des œuvres de différents horizons vient plutôt alourdir le recueil, accusant presque le lecteur, lui montrant ce qu’il aurait dû y voir.

N’empêche, l’entreprise, peut-être trop ambitieuse, des Grandes fatigues recèle des poèmes magnifiques et des vers habilement tournés, mais demeure l’impression d’un trop-plein, et on ne sait pas si le livre est brouillon ou abscons. On se dit qu’on était tout près d’un grand livre. ♦

Auteur·e·s
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Isabelle Dumais
Montréal, Le noroît
2019, 192 p., 23.00 $