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À pieds joints

Peu de romans parviennent comme celui de Larissa Lai à camper leur univers de manière aussi riche et détaillée sans tomber dans le didactisme.

Roman

Peu de romans parviennent comme celui de Larissa Lai à camper leur univers de manière aussi riche et détaillée sans tomber dans le didactisme.

Dès sa naissance en 2044, Miranda dégage une puissante odeur de durian en raison de l’ingestion, par sa mère, d’un fruit génétiquement modifié qui augmente la fertilité. Après avoir grandi au cœur de la «ville-entreprise» de Serendipity, Miranda rencontre Evie dans la zone non réglementée où sa famille a dû s’exiler. Evie partage son patrimoine génétique avec la carpe après un ensemble d’expérimentations menées par des entreprises privées. Miranda et Evie tentent de se soustraire aux opérations qu’on leur inflige.

Dans la Chine méridionale du XXe siècle, Nu Wa, la seconde narratrice, s’échappe avec une poissonnière dont elle est amoureuse et dont les parents désapprouvent la relation. S’égarant sur l’île de la Brume et de l’Oubli, un archipel imaginaire dont l’histoire est liée autant à la tradition fantastique qu’à l’impérialisme colonial, elle perd l’usage de sa langue maternelle et la notion du temps.

Ces deux destins semblent peu liés, et pourtant, ils sont intriqués selon un principe dont on sait mal s’il relève de la bio-ingénierie ou de la réincarnation – et c’est tant mieux, puisque c’est en partie sur ce mélange des registres que repose le texte. Si on a l’habitude des narrations éclatées aux trames entremêlées – devenues un lieu commun (quelquefois heureux, parfois moins) de la littérature contemporaine –, le livre de Larissa Lai dépasse la simple polyphonie romanesque et nous offre une pensée de l’entrecroisement.

Marcher autrement

C’est donc de pied ferme qu’on entre dans la traduction de Salt Fish Girl (Thomas Island Publishers, 2002), proposée par Sylvie Bérard et Suzanne Grenier. L’expression est bien choisie pour parler de l’œuvre, quand on sait à quel point les pieds occupent une position centrale dans le déroulement de l’intrigue comme dans son horizon métaphorique. Des usines de chaussures exploitatrices aux étranges maladies qui s’attrapent en marchant sans souliers, le texte nous transporte du traditionnel bandage des pieds aux pédicures contemporaines avec une aisance remarquable. Cette affirmation est moins farfelue qu’il n’y paraît. Le fruit de la puanteur s’ouvre sur un court prologue, «La bifurcation», porté par une narratrice aux allures de démiurge aquatique qui développe une cosmogonie sur l’origine des humains. Celle-ci s’élabore autour de la partition de leur queue originelle en une paire de jambes. Chute édénique expurgée de son sexisme et de son ethnocentrisme occidental, cet épisode inaugural fait de la bipédie une infortune du genre humain. En recousant ensemble les destins de Nua et de Miranda, le roman cherche aussi à annuler cette scission.

S’il s’agit là d’un fil conducteur thématique investi de manière très efficace, on peut (peut-être même on doit) également y voir un enjeu politique. Dans L’invention du quotidien (1980), Michel de Certeau montre bien que la marche est un «speech act», une «écriture avançante». Ainsi, le piéton, par ses trajets, actualise des propositions et négocie avec la règle pour produire une trajectoire singulière. L’espace, chez Lai, est marqué par les entreprises coloniales du xxesiècle de même que par le racisme et le capitalisme, qui en sont les corrélats contemporains. D’ailleurs, la réflexion menée par les traductrices sur la topographie et la traduction en contexte colonial, livrée en fin d’ouvrage, mérite d’être saluée. L’errance des personnages, mais aussi leur refus de marcher au privilège de la nage, s’imposent comme une forme de rejet de la grammaire même selon laquelle lieux et écriture ont été construits. D’un coup de queue, les protagonistes de Lai balaient la carte et le territoire.

Enjambements

Le fruit de la puanteur, c’est le durian qui donne à Miranda son odeur âcre et persistante. Sous sa coque nauséabonde, il dissimule des entrailles tendres et délicieuses. Mais c’est peut-être aussi du proverbial fruit des entrailles qu’il est question ici, compte tenu du rôle de la gestation et de la lignée, tant dans la trame que dans la construction du récit, où chaque vécu en engendre un autre.

C’est d’ailleurs l’une des nombreuses raisons pour lesquelles Le fruit de la puanteur mérite si bien sa place dans la collection «Queer», des éditions Triptyque, et c’est ce qui explique pourquoi il a été finaliste au prix Otherwise. En proposant des filiations alternatives, étrangères au capitalisme (ou plutôt nées malgré lui) et à une logique hétéropatriarcale, dans un texte qui mêle des traditions littéraires aussi diverses que la science-fiction, le réalisme magique, la charge politique et le roman historique, Larissa Lai pose ensemble la question générique et celle de la génétique. Et elle leur fournit une même réponse: il faut laisser place aux hybridités spontanées, aux alliances politiques, aux naissances inopinées.

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Larissa Lai
Traduit de l’anglais (Canada) par Sylvie Bérard et Suzanne Grenier
Montréal, Triptyque
« Queer »
2021, 270 p., 29.95 $