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Penser le queer

Essai personnel, autofiction, journal de bord réflexif, il serait bien difficile d’assigner une catégorie aux Argonautes, livre à la forme multiple et non conventionnelle.

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Essai personnel, autofiction, journal de bord réflexif, il serait bien difficile d’assigner une catégorie aux Argonautes, livre à la forme multiple et non conventionnelle.

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Tout au long de ce récit, l’auteure prendra sa vie et ses expériences comme matériaux, redonnant ainsi ses lettres de noblesse à une certaine écriture de l’intime. Ainsi, on sait qu’elle partage sa vie avec Harriet devenue Harry, qu’ils ont eu un petit garçon ensemble et qu’avec le grand garçon issu d’une précédente union d’Harry, ils forment une famille qui vaut bien toutes les autres. Maggie Nelson puise ici à même son propre modèle familial pour penser et réfléchir le queer.

Étrange comme un queer

Aux États-Unis, le terme queer a d’abord été une insulte pour toute personne ne se sentant pas en adéquation avec l’archétype binaire de l’homme et de la femme, et dont la sexualité et le désir ne sont pas dirigés, ou du moins exclusivement, vers le sexe opposé. Étrange, louche, tordu, voilà ce que désigne le mot queer. Dans les années 1990, le groupe stigmatisé a récupéré l’offense pour se l’approprier.

«Suis toujours en train de sortir du langage totalisant, c’est-à-dire, du langage qui piétine effrontément la spécificité; avant de me rendre compte que c’est une autre forme de paranoïa.» La question du langage comme ce qui sert à décrire la réalité reste entière puisqu’en se situant dans la catégorie des gens qui ne veulent se voir attribuer aucune catégorie, la personne queer demeure tout de même confinée à une catégorie. Le langage s’avère toujours insuffisant, car s’il sert à préciser, il laisse en marge tout ce pour quoi il n’a pas été employé et qui aurait pu advenir. «Une fois qu’une chose est nommée, as-tu dit, nous ne pouvons plus la voir de la même façon. Tout ce qui n’en a pas été dit se fane, se perd, est assassiné.» Si l’on choisit un mot au détriment des autres, on réduit notre champ de vision et nos possibles. Sans parler du fait que lorsqu’il est employé, le mot est lancé dans l’arène de l’interprétation. Comment accepter, pour une écrivaine, l’ambivalence des mots?

Le livre de Maggie Nelson est exigeant, et pour cela je veux remercier l’éditeur d’avoir eu envie de le traduire et de le proposer ici. D’autant plus que le sujet est beaucoup moins discuté au Québec qu’aux États-Unis où la culture queer est très présente et les champs d’études sur le genre (gender studies) sont investis depuis les années 1970. Maggie Nelson puise à de nombreuses sources, qu’elle cite et qui l’accompagnent dans ses réflexions. Ces autres voix qui viennent s’ajouter à celle de Nelson permettent ce langage pluriel si primordial à la multiplicité des façons d’être, de penser et d’agir.

Au fil de l’écriture, sans ordre ni chronologie, Nelson réfléchit à bâtons rompus. Elle traite autant des aspects antagonistes du besoin d’écriture, «ça fait partie de l’épouvante de parler, d’écrire. Il n’y a nulle part où se cacher», que de la question de l’enfantement et de «la façon dont un bébé invente littéralement de l’espace là où il n’y en avait pas auparavant». La rigueur intellectuelle s’entremêle avec les bribes du vécu de l’auteure, ce qui peut-être en fera sourciller plus d’un. Mais Maggie Nelson assume qu’on ne peut regarder sans subjectivité et qu’il est impossible d’écrire sans y mettre de «soi». On a tendance à l’oublier parce que la philosophie occidentale est souvent désincarnée, divise l’esprit et le cœur, et s’abreuve trop rarement à la quotidienneté, mais qu’est-ce que la philosophie sinon l’amour de la sagesse dans l’espoir d’en déchiffrer un peu plus sur soi, sur ce qui nous fait et sur ce qui nous entoure?

Lever les voiles

L’Argo est dans la mythologie grecque le navire sur lequel partirent Jason et cinquante hommes pour chercher la Toison d’or. Le titre de l’œuvre renvoie à Barthes qui compare celui qui dit «je t’aime» à «l’Argonaute renouvelant son vaisseau pendant son voyage sans en changer le nom».

En effet, les pièces de l’Argo doivent être remplacées en cours de route, mais le bateau reste fidèle, malgré les métamorphoses, à son nom. Pour que le langage remplisse son rôle, il doit absolument exister dans une pluralité de sens en évolution. Nelson, à travers la question du queer ou de l’écriture, extrapole la symbolique de l’Argo à la nécessité de se réinventer, collectivement pour échapper au prosaïsme cynique ambiant, et individuellement pour que chacun puisse se sentir exister légitimement, sans obligation d’une projection préalable.

L’entreprise de Maggie Nelson est honnête. L’auteure fouille en elle et chez les autres ce qui pourrait l’amener à une meilleure compréhension du monde. Dans ces morceaux épars, on souhaiterait un peu plus de continuité. À force de lancer dans toutes les directions, maternité, écriture, queer, couple, sans souci d’indexation, Nelson dilue son discours et en atrophie sa portée. Mis à part cela, le partage de ses questionnements et de ses constats, à savoir l’importance d’être soi et de ne pas céder à des propos à l’emporte-pièce, fera sûrement des émules prêts à poursuivre la réflexion sur l’immense Argo qui, toutes voiles dressées, navigue vers l’or qu’est la liberté d’échapper à toute définition.♦

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Maggie Nelson
traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Michel Thérroux
Montréal, Triptyque
2017, 218 p., 23.95 $