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Olivier Choinière en toute liberté

Olivier Choinière en toute liberté

Les trois plus récents textes d’Olivier Choinière, Manifeste de la Jeune-Fille, Jean dit et Ennemi public, s’inscrivent dans une démarche où le renouvellement ne se fait jamais au détriment de la cohérence.

Théâtre

Les trois plus récents textes d’Olivier Choinière, Manifeste de la Jeune-Fille, Jean dit et Ennemi public, s’inscrivent dans une démarche où le renouvellement ne se fait jamais au détriment de la cohérence.

Déjà vingt ans qu’Olivier Choinière œuvre comme auteur, metteur en scène et traducteur pour le théâtre. Au cours de ces deux décennies, l’artiste formé en écriture à l’École nationale de théâtre, codirecteur général et artistique de la compagnie L’Activité, cofondateur des Écuries, plusieurs fois décoré, encensé par les uns et détesté par les autres, n’a cessé de se renouveler, voire de se réinventer, de surgir là où on ne l’attendait pas, et même là où on l’attendait le moins. Le créateur est multiple, en constante mutation, insaisissable, certes, mais il est également d’une admirable cohérence.

Déjà, Choinière consacre l’essentiel de ses énergies créatrices au théâtre, résistant autrement dit à plusieurs tentations, notamment celles de la télévision, de l’humour et du cinéma; ce qui, à notre époque, est en soi un acte de foi. Ses réalisations, aussi diverses soient-elles, captent l’intérêt du public et de la critique, d’abord et avant tout parce qu’elles s’articulent invariablement autour d’enjeux riches, des questions de société délicates, des thèmes controversés, que l’homme de théâtre se fait une mission de creuser sans relâche, courageusement, c’est-à-dire en soulevant la poussière, en jetant ses lumières dans l’obscurité, en fuyant les consensus et en attaquant sur tous les fronts. En ce sens, la démarche d’Olivier Choinière est certainement l’une des plus captivantes du paysage théâtral québécois actuel.

Le monde est une scène

Au fil des ans, le créateur a démontré que le théâtre peut, et même doit, s’inscrire partout dans la ville, investir les emplacements les plus incongrus, les sphères les plus inusitées, les chemins les moins fréquentés, les territoires les moins foulés. Pour lui, cela ne fait pas de doute, le monde est une scène, la cité est un théâtre, et le public est composé de spect-acteurs. Jusqu’ici, en plus des lieux de représentation traditionnels, ses aficionados l’ont notamment suivi sans hésiter sur le toit du Théâtre d’Aujourd’hui (Jocelyne est en dépression, 2002), dans les rues de Montréal (Bienvenue à [une ville dont vous êtes le touriste], 2005) et même dans les sentiers du mont Royal (Ascension, 2006). En 2006, pour un spectacle du Théâtre du Grand Jour intitulé Les Grands Responsables, deux comédiens sont allés jusqu’à porter les mots et les idées de l’auteur dans… mon salon. Mais le coup d’éclat de Choinière, pour ne pas dire son coup de génie, l’entreprise critique dont la forme épousait brillamment le fond, si bien qu’elle passera sans doute à l’histoire, c’est son incursion pirate, une soixantaine d’aventuriers à sa suite, jusqu’au paradis du Théâtre du Nouveau Monde (Projet blanc, 2011).

De la solitude à la foule, de l’intime au collectif, de la spiritualité à la pornographie, rien n’échappe au scalpel du dramaturge. Chaque fois, Choinière trouve la forme qui correspond au sujet, le ton qui convient, le lieu et l’ampleur qui s’y appliquent. Dans Chante avec moi (Espace Libre, 2010), cinquante interprètes traduisaient de manière percutante — et fort divertissante — la tyrannie du bonheur à l’œuvre dans notre monde, entonnant un chant irrépressible, un air de plus en plus ravageur, un hymne béat aux splendeurs de la société du spectacle. Avec 26 lettres: abécédaire des mots en perte de sens (Aux Écuries, 2013), le créateur lançait un coup de sonde dans son époque, en remplissant la scène d’artistes, ses contemporains, à qui il avait demandé de revisiter certains mots,
de leur redonner signification et vitalité.

Au sujet du caractère insaisissable de son travail, Choinière écrit dans FTA — Nos jours de fête (Jessie Mill et Marie Parent, Somme toute, 2018):

Pourquoi chaque création doit-elle être unique, différente, à l’opposé de la précédente? J’essaie sans doute d’échapper au style, à la répétition, à la fabrication de ma propre marque de commerce. Bien sûr, on pourra au final reconnaître une écriture, des motifs, des obsessions. J’ai besoin de prétendre que j’avance dans l’inconnu pour un tant soit peu m’extraire de mes propres conditionnements, de tout ce qui en moi veut établir des prévisions, de tout ce qui transforme la parole de l’artiste, parsemée de doutes et de questions, en réponses et en solutions. Perdre le mode d’emploi me donne la liberté sans laquelle créer serait impossible.

Identité nationale

Depuis quelques années, Olivier Choinière semble engagé plus que jamais dans une patiente dissection, une analyse rigoureuse, grave, mais aussi, bien souvent, désopilante de ce qu’on pourrait appeler l’identité nationale. Quelles sont les forces qui s’exercent dans le Québec d’aujourd’hui? Au nom de quelles valeurs les citoyens vivent-ils? Quelles sont les véritables motivations de nos dirigeants? Ainsi, dans le prolongement de Venise-en-Québec (Théâtre d’Aujourd’hui, 2006), impitoyable représentation de notre belle province viciée, et Félicité (2007, La Licorne), où le phénomène Céline Dion agissait comme un révélateur implacable, sont apparus Mommy (Aux Écuries, 2013), Nom de domaine (Quat’Sous, 2012) et Polyglotte (Aux Écuries, 2015), des pièces qui interrogent — notamment par le truchement de thèmes comme la nostalgie, le vedettariat, le capitalisme et le vivre ensemble — les fondements sociologiques, politiques et historiques du Québec actuel.

En 2017, l’auteur faisait son entrée à l’Espace Go avec Manifeste de la Jeune-Fille, une pièce qui poursuit sa réflexion sur la marche pour le moins chancelante de la société québécoise. En lisant Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille, l’essai de Tiqqun paru en 2001, Choinière reconnaît «l’ombre de beaucoup de [s]es contemporains». Dépeignant «une société qui a enfermé la parole dans le discours» en faisant flèche de tout bois, le texte de la pièce, portée par un chœur à sept voix, est une démonstration satirique, pour ne pas dire cynique, de la manière dont tous les points de vue, même les plus novateurs, les plus subversifs, finissent invariablement par être récupérés par le néo-libéralisme, un système qui nivelle, dans lequel tout se consomme, tout se vend et s’achète, les êtres comme les idées, les aliments comme les œuvres d’art. Sous les faussetés colportées par la publicité, au-delà de l’artifice et des apparences, un déploiement drôle et néanmoins violent, on sent néanmoins toujours une immense soif de vérité, d’authenticité et de profondeur. Cette quête de bonheur, preuve qu’une humanité subsiste, c’est la vive expression du désarroi identitaire de nos contemporains, une détresse qui est aussi la nôtre, qu’on le veuille ou non.

En 2018, cette fois au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, Olivier Choinière dévoile Jean dit, une pièce sur la vérité, le mensonge et l’exercice du pouvoir. Destinée à douze comédiens et un groupe de death metal, la partition explore des sujets comparables à ceux du Manifeste de la Jeune-Fille, mais également de Chante avec moi, à commencer par l’endoctrinement dans la société du spectacle. On y lit la vérité détournée à l’aide de procédés aussi irrésistibles que le plus entêtant des refrains, ou la plus ardente des prières. Dans cette communauté où le culte de la vérité se répand comme un virus des plus agressifs, où un gourou invisible ne cesse d’étendre son emprise, on réalise que le mensonge opère dans toutes les sphères. Si bien qu’on en vient à se demander si nos multiples accommodements avec la vérité ne sont pas justement ce qui permet à l’édifice social de tenir debout. C’est le sombre constat que la pièce illustre, de manière souvent acerbe, parfois drôle,
mais aussi, il faut le reconnaître, un brin redondante.

Théâtre de cuisine

Créée en 2015 au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, la pièce Ennemi public, qui a valu à son auteur le prix Michel-Tremblay, n’a été publiée qu’en août dernier. Gageons que les dialogues de ces personnages pour le moins verbomoteurs — un clan de la classe moyenne dont les membres parlent en même temps, l’un sur l’autre, sans vraiment s’écouter, un peu comme dans certaines pièces de Serge Boucher — ont posé de sérieux défis de mise en page. Le livre, s’il rend le texte ardu à décoder en le présentant souvent sur quatre ou cinq colonnes en doubles pages, restitue cependant assez bien la cacophonie qui régnait sur scène, ce chaos hautement organisé. Cette pièce, fort différente de celles qui l’ont précédée, à tout le moins d’un point de vue formel, est un portrait de famille plus grave qu’il n’y paraît, une suite de discussions où couve, sous une apparente banalité, une violence inouïe.

Fine broderie de répliques fielleuses, la pièce, réglée comme du papier à musique, est une réflexion aussi cinglante qu’émouvante sur l’état du Québec, sur le rapport qu’entretiennent ses citoyens avec le passé, le présent et le futur. Autour de la table de cuisine, trois générations se querellent à propos de questions aussi diverses que fondamentales: immigration, langue française, justice, culture, politique… Il y a la mère, France, ses trois enfants, Jacques, Daniel et Marie-Claude, et ses deux petits-enfants, Jonathan et Aurélia. Dans l’appartement de la matriarche, les clichés fusent, les préjugés retentissent, les théories conspirationnistes se déploient, les lieux communs et les idées reçues pullulent.

Sur ce territoire miné, mais surtout dépouillé d’amour, d’entraide et de solidarité, on cherche continuellement un coupable, un «ennemi public», quelqu’un qu’il ferait bon d’accuser, quelqu’un sur qui on pourrait enfin reporter la faute, pour mieux s’en laver les mains. À Daniel, éternel célibataire, perpétuel chômeur, mais surtout instruit et refusant les jugements hâtifs, le rôle de bouc émissaire va comme un gant, tout comme à Écureuil d’ailleurs, le charmant rongeur que l’adolescent de la famille assassinera à coups de balai. La trajectoire de Daniel, qui se termine dans une déchirante résignation, rappelle certainement celle d’un peuple qui, tout en étant apte à accomplir de grandes choses, se contente bien souvent d’en faire le moins possible.

Avec Manifeste de la Jeune-Fille, Jean dit et Ennemi public, Olivier Choinière poursuit son courageux travail d’analyse de l’identité québécoise, peinture d’une réalité mouvante et souvent manipulée, projetée vers l’avant en même temps que tirée vers l’arrière, une société qui se souvient, certes, mais qui est aussi particulièrement douée pour l’oubli. De la culture populaire à la politique, des questions intimes aux enjeux collectifs, il n’est pas un seul discours qui échappe à la vigilance de Choinière, interrogeant sans relâche le pouvoir, qu’il s’agisse de celui des médias, de celui des gouvernements ou de celui des multinationales. L’auteur, en effet, semble toujours prêt à nous tendre un miroir. ♦

Auteur·e·s
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Olivier Choinière
Montréal, Leméac
2018, 128 p., 17.95 $
Olivier Choinière
Montréal, Atelier 10
2018, 120 p., 13.95 $
Olivier Choinière
Montréal, Atelier 10
2017, 132 p., 12.95 $