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Nos ancêtres les Gaulois

Nos ancêtres les Gaulois

Avec L’Amérique fantôme, l’historien français Gilles Havard conduit ses lecteurs d’un bout à l’autre du continent américain.

Essai

Avec L’Amérique fantôme, l’historien français Gilles Havard conduit ses lecteurs d’un bout à l’autre du continent américain.

«Non mais hosties de Français, quand même.» C’est à peu près la réflexion que je me suis faite en ouvrant le dernier opus de Gilles Havard, historien spécialiste de la Nouvelle-France. D’abord, il nous les cassait (ovaires ou testicules, je ne voudrais pas faire de l’humour genré) avec sa préface signée Robert Vézina, ancien PDG de l’OQLF, mais ça s’aggravait encore avec la note liminaire, qui nous disait comment le mot «Indien» était encore utilisé en Europe et qu’il n’y avait rien là.

Pour nous le prouver, Havard s’appuyait ensuite sur son ami «indien», rencontré lors d’un voyage au Dakota du Nord, qui lui aurait donné une ceinture de perles «From a Frenchman to a Frenchman». Je ne sais pas si le bus partait ensuite pour les chutes du Niagara et Tadoussac, mais ça a dû faire des envieux sur Instagram.

Un livre intelligent et palpitant

Mine de rien, après ce ratage initial qui ne dure tout au plus qu’une quinzaine de pages, L’Amérique fantôme de Gilles Havard est un livre impressionnant tant par sa facilité d’approche que par la finesse de ses analyses. Les relents d’édification nationale qui pèsent sur ces histoires de Français «[o]cculté[s] par la narration officielle» (celle-là, Serge Bouchard nous l’a déjà faite avec ses Remarquables oubliés) sont vite dissipés par le sens du récit de l’historien.

Car, disons-le tout de suite, Havard est passé maître dans l’art de rendre palpitant le récit historique. Qu’elles nous entraînent,
par le «truchement» d’Étienne Brûlé, dans l’expédition La Vérendrye, ou chez le mountain man Étienne Prévost, les biographies de L’Amérique fantôme sont creusées par un travail des sources exemplaire qui n’a d’égal que le degré d’inventivité permettant de relier les morceaux tirés des documents. Dans ce genre d’ouvrage, tout se joue en hypothèses, en suppositions et en remises en question. Pourquoi Étienne Brûlé a-t-il été tué par ses (ex-)amis hurons? Comment connaître les pensées intimes de Toussaint Charbonneau, accompagnateur de Lewis et Clark, alors qu’il était analphabète? Comment, en effet, reconstituer la vie d’un personnage avec les bribes d’archives souvent partielles (ou partiales) dont nous disposons?

Havard navigue en maître entre ces écueils, menant l’enquête historique comme si vous y étiez. Si les analyses des pratiques autochtones manquent par moments de finesse parce qu’elles reposent trop lourdement sur les travaux de Lévi-Strauss,
la réflexion qui se développe sur les colons européens et leur rapport à cette altérité est, elle, de la plus haute voltige. Non seulement Havard innove-t-il dans des analyses comme celles du caractère picaresque du récit de Pierre-Esprit Radisson ou des limites de la souveraineté française chez La Vérendrye, mais il le fait avec une documentation souvent inégalée. Sa synthèse finale détaille d’ailleurs l’évolution des discours sur l’ensauvagement,
la découverte et le commerce colonial d’une manière plus limpide que jamais.

Les héros du colonialisme

Havard pousse plus loin l’innovation quand il intègre l’anthropologie à l’histoire et se rend chez les descendants d’unions entre colons français et Autochtones. Malheureusement, ces explo-rations mènent à peu de choses, et c’est comme si le projet n’aboutissait qu’à quelques pages de fioritures un peu banales, dans lesquelles on nous sert en prime des approximations gênantes sur l’historiographie américaine et son rapport à la «destinée manifeste». Dommage, parce que cette histoire de terrain aurait pu porter de meilleurs fruits, nous mener ailleurs qu’à travers la porte ouverte du récit soi-disant oublié des francophones d’Amérique.

À vaincre sans péril, peut-être triomphe-t-on sans gloire, mais peut-être aussi tente-t-on surtout de flatter son lecteur dans le sens du cocorico. En quoi l’histoire d’Havard diffère-t-elle de l’histoire des grands hommes? Nous ne sommes pas chez Carlo Ginzburg, explorateur des vies minuscules et de la microhistoire. Ces récits ont été pour la plupart maintes fois racontés. Ils ne constituent pas, en eux-mêmes, des découvertes. Et pourquoi dix hommes? De qui cherche-t-on à faire l’histoire?

Mes critiques, vous l’aurez compris, sont surtout idéologiques, mais l’idéologie n’est pas rien. L’histoire peut être un outil d’émancipation comme elle peut servir de totem aux fossoyeurs identitaires. Malgré un livre exemplaire par son travail des sources et le caractère excitant de son récit, Gilles Havard se tient sur un fil où un antiaméricanisme de bon ton sert à dresser le portrait d’une France qui aurait apporté avec elle un colonialisme heureux. On comprend l’amour que l’historien porte à ces sujets frontaliers, liminaires, marginaux, à ces coureurs des bois, trafiquants et aventuriers. Il nous le fait même partager, mais à trop vouloir célébrer ces antihéros, L’Amérique fantôme devient presque un monument à la gloire de la colonisation française. ♦

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Gilles Havard
Montréal, Flammarion Québec
2019, 656 p., 45.95 $