Aller au contenu principal

Noires forêts

Polar et littératures de l'imaginaire

Est-ce un hasard si, après avoir quitté Montréal pour Trois-Rivières en 2009, j’ai commencé à situer mes récits criminels et fantastiques en région? Peut-être. Il est à tout le moins exact que plusieurs auteurs de polars et de romans fantastiques qui campent leurs intrigues «en province» demeurent eux-mêmes en région. Lieu propice au mystère, ne serait-ce que par une densité de population moins élevée. Qui nous entendra crier dans la profondeur des bois, face à un assaillant ou à un phénomène surnaturel? Mais dans la forêt des gratte-ciel, peut-on espérer davantage d’aide?

Sans surprise, le nombre de crimes est plus grand dans un contexte urbain, les statistiques l’attestent, et le roman policier chérit la ville depuis ses origines, celle-ci étant pratiquement un personnage dans certaines fictions. Mais, de plus en plus,
au fil des années, le polar québécois a investi la ruralité.

Du côté de l’imaginaire, on trouve souvent des espaces empreints de légendes. Je vous propose un parcours entre sombres cantons, bois impénétrables, villages isolés et îles assassines. Il y aurait suffisamment de suggestions possibles pour noircir les pages de l’ensemble de ce dossier, mais je m’en tiendrai au XXIe siècle pour cet article, qui, bien sûr, ne prétend pas être exhaustif.

Bonne balade sur les routes secondaires, tertiaires, de gravier, et dans les méandres imprécis de celles qui n’existent que pour l’observateur à l’œil aiguisé…

Crimes champêtres

Seule collection d’ici à poursuivre ce mandat spécifique, «Héliotrope noir» publie des récits criminels qui se déroulent presque systématiquement en région. La ligne éditoriale est éloquente: «"Héliotrope noir" propose de tracer, livre après livre, une carte inédite du territoire québécois, dans laquelle le crime se fait arpenteur-géomètre». Collection pratiquement sans faux pas (que je suis avec enthousiasme), «Héliotrope noir» a notamment fait paraître le réussi Une église pour les oiseaux (2015), de Maureen Martineau, qui se trame dans une communauté retirée de l’Estrie, Ham-Sud. L’ensemble de l’œuvre de l’écrivaine centricoise est une ode aux régions, à l’honneur dans ses intrigues. Sa série «Les enquêtes de Judith Allison» (VLB), sergente-détective de l’Arthabaska, qui en est à sa quatrième aventure, nous emmène du Centre-du-Québec à l’Estrie, en passant par l’Outaouais et même le Nunavik!

De l’autre côté du pont Laviolette, Guillaume Morrissette propose les enquêtes aussi variées que surprenantes de l’inspecteur Héroux, qui, avec le récent et primé Le tribunal de la rue Quirion (Guy Saint-Jean, 2019), résout sa cinquième affaire, sillonnant le vaste territoire trifluvien où pullulent — fictivement — les méfaits.

Toujours à Trois-Rivières, mais plus près du roman noir, doté d’une tonalité cynique, La société des pères meurtriers (Vents d’ouest, 2010), de Michel Châteauneuf, présente un ex-policier qui adhère à l’organisation donnant son nom à l’ouvrage. Une intrigue vitriolique et horrifiante, à l’instar du slasher1 de Frédérick Durand, Quinze croix pour le lys rouge (La maison des viscères, 2018). Pendant une Saint-Jean-Baptiste pour le moins sanglante s’accumulent les victimes «patriotiques» d’un tueur masqué dans un chalet de Sainte-Geneviève-de-Batiscan. Le crime mauricien sait se parer d’atours colorés (de rouge sous tous ses chromatismes) et inventifs.

Plus au nord, Isabelle Lafortune, dans le salué Terminal Grand Nord (XYZ, 2019), transporte sa plume amarante à l’extrémité de la longue voie ferrée qui serpente entre Sept-Îles et Schefferville. L’inspecteur Émile Morin tente de retrouver deux Innues disparues dans des circonstances complexes, le village de la Côte-Nord (où l’autrice a déjà résidé) jouant un rôle important dans l’histoire. J’espère avoir l’occasion de renouer prochainement avec Morin dans une nouvelle enquête septentrionale!

Non loin de Schefferville (ville sans cimetière, n’est-ce pas sombrement séduisant?), à l’intérieur des terres, se trouvent le Labrador et sa frontière à la forme dentelée évoquant une morsure. Le thème de la frontière inspire d’ailleurs bon nombre d’écrivains de polar, parmi lesquels l’incontournable Andrée A. Michaud et son Bondrée2. (Québec Amérique, 2014), situé aux limites du Maine et de l’Estrie. La plume somptueuse de la romancière parcourt l’arrière-pays avec souplesse dans l’œuvre noire et personnelle qu’elle élabore minutieusement depuis 1987. Nouvelliste rare, elle a participé au collectif Crimes au musée (Druide, 2017), quatrième opus de la série Crimes…, orchestrée par Richard Migneault, dont les recueils de haut calibre rassemblent plusieurs textes brefs se déroulant en région.

Autre initiative réjouissante du côté des collectifs: Les nouvelles de la rivière Noire à Québec Amérique, éditeur qui, bien qu’il ne s’affiche pas comme spécialisé, fait paraître chaque année un nombre conséquent de titres appartenant aux littératures de genres. La rivière Noire de Valcourt, en Estrie, est au centre des nouvelles, dont la terrifiante «Par effraction», de Patrick Senécal.

Célèbre auteur de thrillers, dont plusieurs prennent Drummondville (Centre-du-Québec) pour décor, Patrick Senécal a publié la majorité de son œuvre chez Alire. Comme «Héliotrope noir», l’équipe des éditions Alire apprécie particulièrement les fictions qui se trament en région. Une partie des écrits de François Lévesque se passe en Abitibi, par exemple, tandis que Jean Louis Fleury se «déplace» d’un ouvrage à l’autre. Sa psychologue Aglaé Boisjoli, qui en est actuellement à sa sixième enquête, a investigué en Outaouais, au Bas-Saint-Laurent, en Gaspésie… et même sur l’île d’Anticosti!

Car il ne faudrait pas omettre les récits de crimes insulaires, souvent anxiogènes. Une atmosphère claustrophobe émane des archipels où les déplacements sont régulés au gré des tempêtes. Chez Québec Amérique, Jean Lemieux a situé plusieurs de ses enquêtes aux îles de la Madeleine, faisant grimper le taux d’homicides des environs de Cap-aux-Meules d’au moins 500%!

Des contrées forestières aux terres agricoles, en passant par les îles, le roman criminel québécois traverse donc les régions avec un talent manifeste… qui ne cesse de prendre de l’expansion, décloisonnant les frontières.

En ces bois imaginaires

L’imaginaire fréquente depuis longtemps les régions. Pensons au folklore, aux contes, dans lesquels des enfants infortunés s’égarent sous la canopée qui bloque les repères et le soleil… Du côté de la fantasy, la trilogie Le crépuscule des arcanes (Alire, 2013-2016), de Sébastien Chartrand, explore de manière amusante maintes régions, dont la Mauricie et Chaudière-Appalaches. Néanmoins, la fantasy se déroulant souvent au sein d’univers où la magie va de soi, les écrivains de merveilleux ne choisissent pas automatiquement des endroits véritables pour ancrer leurs histoires. C’est plus fréquent en fantastique, même si un certain nombre de romans du genre inventent des agglomérations ou des régions fictives, plutôt que d’enraciner leurs récits dans la toponymie d’ici.

Les lieux sont au cœur de la démarche du Sherbrookois Jonathan Reynolds, qui, depuis 2001, situe la plupart de ses écrits à Innstown; en réalité sa ville natale de Bromptonville (qui se trouve au kilomètre 66 de l’autoroute 55 Sud, tiens tiens!).

Son livre Nocturne (Porte-bonheur, 2012) met de l’avant cette petite communauté énigmatique, à l’ambiance «Stephen King»,
où le surnaturel guette dans la pénombre des parcs et des ruelles.

Dans la même veine, relevons le glaçant et essentiel La mémoire du lac (Alire, 2001), du regretté Joël Champetier, qui a longtemps demeuré en Abitibi. L’auteur avait choisi cette région comme cadre de cette fiction poignante aux accents de délire. Le père de deux enfants noyés dans le lac Témiscamingue, à Ville-Marie, fait connaissance, au fur et à mesure de sa déchéance, avec ce qui réside au fond des eaux obscures.

Frédérick Durand, ci-dessus mentionné — l’écrivain a œuvré dans presque tous les genres, poésie comprise! — signe, dans Au rendez-vous des courtisans glacés (Veuve noire, 2004) — titre qui fait écho aux flots transis du lac Témiscamingue de Joël Champetier —, un récit fantastique à la montée progressive de l’angoisse. Nous sommes dans un Trois-Rivières de 2001 de plus en plus inquiétant et difforme. Que se passe-t-il réellement à la suite du visionnement d’une cassette vhs pour le moins insolite? Les Six brumes ont publié en 2015 une version non censurée de cet ouvrage. Cet éditeur de genre basé en Estrie a l’imaginaire des régions à cœur au point de lui consacrer une collection: «Frontières». Cette dernière compte présentement quatre titres. Nous y trouvons un recueil de nouvelles fantastiques ancrées en Mauricie, Les murmurantes (2016), dirigé par l’humble autrice de cet article, et cet automne est paru le collectif À l’est de l’apocalypse, sous l’égide de Marie Laporte, qui investit la région de l’Estrie… après la fin du monde. La science-fiction post-apocalyptique invite ponctuellement à arpenter des régions réelles du Québec; c’est le cas dans le récent et inspiré Aquariums, de J. D. Kurtness (ndlr: L’instant même, 2019, voir notre critique p.49), qui vogue jusque dans l’Arctique québécois… où subsistent les reliquats, le spectre d’une civilisation anéantie.

Il ne faudrait pas oublier les fantômes des régions — au risque de susciter leur hantise —, ceux de l’atmosphérique et historique Rang de la croix (Boréal, 2019), de Katia Gagnon, ou du Saint-Étienne-des-Grès (Mauricie) de l’inimitable François Blais dans Les Rivières suivi de Les montagnes: deux histoires de fantômes (L’instant même, 2017, lauréat du prix Horizons imaginaires).

Et rôdent les histoires

En terminant, faut-il s’étonner que l’unique festival québécois consacré au polar, les regrettés Printemps meurtriers de Knowlton, se soit tenu en région, plus précisément dans les Cantons-de-l’Est? Que le rassemblement incontournable des fervents de l’imaginaire, le Congrès Boréal, ait déjà eu lieu au Saguenay, en Estrie, dans les Laurentides?

Les noires forêts n’ont pas fini de tendre leurs griffes crochues vers les véhicules qui empruntent les routes désertes au crépuscule… Ou d’effleurer les promeneurs candides qui parcourent l’intérieur des terres, la frontière.

Tant de récits attendent patiemment de surgir de ces espaces où le silence, parfois, respire encore. ♦

 


Ariane Gélinas est spécialiste des littératures de l’imaginaire à LQ depuis 2017. Elle construit ses romans (la trilogie Les villages assoupis, Quelques battements d’ailes avant la nuit…) autour de lieux, le plus souvent ruraux. Pour elle, le territoire est un personnage fondamental, un électrocardiogramme. Amoureuse du Nord, elle arpente le noir, l’imaginaire (et sa poésie) au quotidien en tant que directrice littéraire, chroniqueuse, critique, coéditrice, chargée de cours… On peut être certain de la retrouver en forêt, entre rochers, racines et lichens, lorsqu’elle n’est pas enchaînée à son clavier.

  • 1. Le slasher est un genre qui met en scène un tueur généralement masqué, lequel élimine une par une ses victimes, le plus souvent à l’aide d’une arme blanche.
  • 2. Déformation de Boundary (frontière), comme nous l’apprend le roman.
Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF