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Neige fondue (au noir)

J’écris ce texte le 6décembre 2022. Ou plutôt, je l’entame, car je n’ai pas fini d’y revenir, mais je ne le sais pas encore, à l’heure où la province commémore collectivement le féminicide de Polytechnique.

Thématique·s
Récit

J’écris ce texte le 6décembre 2022. Ou plutôt, je l’entame, car je n’ai pas fini d’y revenir, mais je ne le sais pas encore, à l’heure où la province commémore collectivement le féminicide de Polytechnique.

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J’écris ce texte alors qu’il y a à peine quelques jours, Carey Price s’excusait en plaidant l’ignorance pour avoir posé, fusil de chasse à la main, exprimant son soutien envers la Coalition canadienne pour les droits des armes à feu. J’écris ce texte un jour sombre mais sans neige; sans ces flocons de mauvais augure que décrit Véronique Cyr dans La jeune fille des négatifs, au moment où elle se souvient de l’événement de 1989: «en marchant, nos bottes piétinent la même neige qui a dansé sur les filles mortes». 

Cette neige, je le découvre au fil de la lecture, est moins celle qui tombe du ciel que celle qui se liquéfie au sol lorsque s’interrompt l’oubli. Car même s’il le souligne explicitement dans son dernier tiers, La jeune fille des négatifs parle moins du féminicide de Polytechnique qu’il ne s’exprime à travers lui, en tant que préfiguration prismatique des violences qui seront subies par la narratrice. Que reste-t-il une fois le déni fondu? À travers l’observation minutieuse d’une cinquantaine de photos – «autant d’épisodes d’un corps-objet installé sous la lumière par l’obéissance» –, sur lesquelles elle pose nue, exposée au regard désirant d’un homme, la narratrice interroge cette scène oubliée, tandis qu’elle accouche en même temps dans une chambre d’hôpital. Pendant que la parole se fluidifie, passant de la suite poétique en vers libres aux fragments, puis aux blocs serrés de phrases épistolaires, les complications liées à cette naissance se dévoilent et se tissent aux souvenirs de l’enfance. Trop-plein du ventre, qui menace constamment de se vider, et trop-plein de l’affect, qui risque de déborder d’un moment à l’autre, s’entremêlent dans ce récit impressionniste.

Mémoire fuyante

Si je parle de liquéfaction, ce n’est pas pour rien: tout fuit dans La jeune fille des négatifs, le fil narratif, la mémoire comme le corps enceint. D’ailleurs, tout fuit au double sens du terme, puisque le souvenir et le sang s’esquivent autant qu’ils s’écoulent: «depuis que le placenta menace / de s’effondrer sur mon enfant / j’établis des liens étranges/ entre les paysages visuels / du décollement placentaire / et les formes qu’oncle B. gravait». Figure rôdant entre les pages du livre dès sa prémisse, cet homme hautain et misogyne crée dans le ciel des idées, pendant que «la sœur ainée de ma mère [celle de la narratrice] / frott[e] à genoux l’atelier de l’artiste». Face à cet «ancêtre-artiste», qui fait preuve d’un sidérant mépris de classe à l’endroit de sa belle-famille, Cyr préfère élire pour aïeules les «filles des négatifs», celles dont «l’expression de [l]a douleur, brièvement exposée sous la lumière dans une scène d’effondrement, [n’a] été d’aucun secours». Même si l’autrice est consciente d’appartenir «à cette longue lignée de mortes», ces dernières ne se manifestent pas uniquement pour être mieux mises en série (pour reprendre l’expression de Martine Delvaux). Au contraire, les hommes se superposent les uns aux autres, dans un geste qui ne les annule pas, mais signale ce que leur violence partage: «Cet homme, c’est oncle B., je crois, mais il y a plusieurs hommes en lui.»

Poèmes indices, poèmes pour l’indicible

On pourrait dire de La jeune fille des négatifs que son récit est peu aisé à cerner, parce qu’il se révèle à la manière d’une image saisie sur la pellicule, qui émerge ensuite progressivement sur le papier photographique, mais aussi parce que la narratrice fait de cette difficulté la matière de sa prise de parole. Les notes sur les pages de droite apparaissent ainsi comme des éclats d’enquête, une contre-interrogation qui succède au poème, dans un mouvement où la pensée s’observe surgir avec un étonnement mêlé de suspicion curieuse.

Par une exégèse aux airs de procédé chirurgical, Véronique Cyr répare lentement la dislocation du corps et de la parole. Le problème que soulève sans le résoudre la jeune fille des négatifs est celui «de la pose et de la posture». Comment tenir son corps, sa voix, dans l’espace (de la littérature, de la représentation ou du désir)? «Je ne suis pas naturelle quand je parle. Je n’étais pas naturelle en posant nue», écrit l’autrice, établissant un parallèle entre parole et nudité, ou action de se dénuder. Ces réflexions sont pareilles à des traces de pas dans la poudreuse, que suit l’écrivaine pour remonter le fil jusqu’à celle qui a été figée dans le blanc de l’œil des hommes; pour qu’enfin, «la fille des négatifs quitte la neige» et entre dans la parole.

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