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Mutisme sous écoute

Le quotidien monotone de Suzanne est bouleversé: Marie-Josée, scénographe de sa connaissance, vient de mettre fin à ses jours. Les interrogations que suscite ce geste se multiplient et constituent la viande de ce roman aussi hypnotique qu’indéchiffrable.

Roman

Le quotidien monotone de Suzanne est bouleversé: Marie-Josée, scénographe de sa connaissance, vient de mettre fin à ses jours. Les interrogations que suscite ce geste se multiplient et constituent la viande de ce roman aussi hypnotique qu’indéchiffrable.

Deux espions, Mike et Bob, sont mandatés par leurs patrons: ils devront surveiller Suzanne Travolta, brosser «un portrait-robot de cette fille», qui assume l’autre moitié de la narration du roman, en plus de lui fournir son titre éponyme. À vrai dire, cette portion du récit pourrait sans doute être taxée d’«autoportrait-robot» tant, en dépit du foisonnement des détails, la protagoniste principale nous échappe.

Épieurs épiés, lecteurs dépités

Dans Énigmes et complots, Luc Boltanski soutient que l’on doit notamment l’émergence du roman d’espionnage à la psychanalyse. Pourquoi? Parce que l’un des présupposés de cette discipline est la conviction que, sous une réalité manifeste, s’en cache une autre, dissimulée, qu’il nous appartient d’exhumer.

Des thématiques telles que la mise sous écoute, la surveillance informatique, les agents secrets et les fouilles par effraction nous invitent à lire ce roman sur toile de fond montréalaise où une mort brutale mène à un défilé de confessions, à la manière d’un récit d’espionnage à demi déguisé. C’est peut-être pourquoi on cherche longtemps le petit accroc qui nous permettrait de soulever, comme une pelure, la lourde cape recouvrant une vérité ultime dont on tenterait de pressentir la teneur. Or, cette vérité, la voilà qui nous échappe jusqu’à la fin. Et si cette dérobade nous frustre d’un principe littéraire hérité de la clinique freudienne, elle en favorise cependant un autre de même allégeance: celui de maintenir, entre le sujet et l’objet de son désir, la distance insoluble du fantasme ajourné.

Surdité bien ordonnée commence par soi-même

Cette distance, si on voulait se prétendre les héritiers de Derrida, on pourrait presque l’écrire avec un e : distence comme la distension dont fait l’objet chaque témoignage qui se présente à nous dans ce roman. Car cette dista/ence est aussi celle du discours rapporté à l’infini: «tout est fade, avait l’habitude de dire le frère, avait dit Ray»; «De toute façon il va y avoir des séquelles, elle [Marie-Jo] avait dit, avait dit Georgia»… Par l’unique voix de la narratrice nous sont pourtant livrés une multitude de dialogues de sourds, de propos de seconde main, si bien que Suzanne se trouve traversée par des voix qui, au bout du compte, la gomment carrément. Tandis que les thématiques et l’exergue (une citation d’Œdipe roi) suggèrent l’aveuglement, ce sont surtout les tympans qui faillissent dans Suzanne Travolta: les gens ne s’écoutent pas, mais ils ont définitivement besoin, pour exister, de ce bruit de fond qu’est la parole ininterrompue de l’autre. Comme dans le documentaire sur les requins que double Marie-Jo, les personnages de la Québécoise Élisabeth Benoît paraissent ne pas pouvoir arrêter de nager dans leur propre discours sous peine de périr asphyxiés.

Toute tentative d’entrer en contact est alors présentée comme une figure de l’écoute ratée, de la non-rencontre de l’autre dans l’échange. Ainsi l’entourage de Marie-Jo semble être moins choqué de sa mort brutale par pendaison que par la fin de non recevoir que ce décès oppose à la discussion. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’un protagoniste aussi bavard se passe la corde au cou: métaphore cynique de son refus de participer désormais au babillage auquel elle a habitué son entourage.

Œdipes irrésolus et oreilles bouchées

Tout du long, le roman est ainsi mû par une pure dissymétrie des rapports et des échanges verbaux à sens unique. L’omniprésence des coups de téléphone manqués, des appels différés et des messages laissés sur les répondeurs d’absents en témoignent. Et les fantasmes médiumniques, qui en sont comme une contrepartie ésotérique — en même temps qu’ils sont l’écho divinatoire de la surveillance vidéo — incarnent encore mieux cette communication toujours rêvée mais jamais établie. Dans un étrange et habile principe de condensation, caméras et spectres s’amalgament. Ainsi Suzanne éprouve l’impression persistante d’être observée par le fantôme de Marie-Jo du haut de son lavabo: or, elle n’a pas tout à fait tort, puisqu’il s’agit précisément de l’emplacement où les deux espions ont installé leur dispositif…

À vrai dire, bien qu’aussi unilatérale que les autres formes de relation, l’espionnage se présente néanmoins dans le livre comme la seule posture d’attention à l’autre qui soit véritablement possible. Lire, c’est peut-être apprendre à accepter ce constat déprimant. Mais c’est aussi se travestir en limier méticuleux, et voir devenir nôtre la frustration des investigateurs pour qui Suzanne reste «hors champ», «invisible», tout comme l’est d’ailleurs le fin mot de ce premier roman aussi subtil qu’hermétique. ♦

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Élizabeth Benoît
Paris, P.O.L.
2019, 256 p., 35.95 $