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Meutres par compassion

Eugénie Vale Horemarsh est une femme absolument charmante, toujours prête à rendre service.
À Kotemee, la petite ville où elle habite, tout le monde l’aime bien.

Traduction

Eugénie Vale Horemarsh est une femme absolument charmante, toujours prête à rendre service.
À Kotemee, la petite ville où elle habite, tout le monde l’aime bien.

Eugénie vient de passer trois mois à s’occuper de sa mère agonisante et elle est épuisée, désorientée de ne plus avoir à combler à tout moment les besoins désespérés de sa mère, de ne pas entendre ses gémissements modulés emplissant les couloirs et les escaliers, de ne pas sentir les odeurs de Pablum et de carottes bouillies — les seuls aliments qu’elle mangeait à la fin —, et qui alourdissaient l’air comme des relents sucrés de décomposition.

L’auteur s’est inspiré de la mort de son propre père pour écrire L’Eugénie pratique (un titre malheureusement peu convaincant en français, une traduction trop littérale du Practical Jean original).

C’est sans doute ce qui donne au roman cet accent de vérité, qui nous fait croire à l’histoire racontée, malgré ses extravagances, le côté pour le moins excessif de la réaction du personnage.

L’enterrement a donc eu lieu, Eugénie écrit maintenant les cartes de remerciement qu’elle va elle-même livrer dans les boîtes aux lettres. Chemin faisant, elle se rappelle les moments peu agréables de son enfance avec sa mère vétérinaire (le jour terrible où, par exemple, elle a noyé les cinq chiots de Mona, leur berger allemand). Elle se souvient aussi de Cheryl Nunley, sa meilleure amie à l’adolescence, qu’elle a laissé tomber — et n’a jamais revue — en apprenant qu’elle était enceinte. Et la honte la submerge. Une pensée l’assaille, noire et intense comme une éclipse: a-t-elle déjà fait quelque chose pour ses amies?

Aidante naturelle

Il faut agir. Le temps presse, car ses amies vieillissent et l’issue est inéluctable. Eugénie est prise de vertige à l’idée qu’elles puissent subir ce qu’a vécu sa mère à la fin de sa vie. Elle le sait: les signes de changement, les déficiences qui s’intensifient progressivement se manifestent déjà dans son propre corps. La tournure des événements ne fait aucun doute.

Elle commence par charger son frère de retrouver Cheryl. Puis elle décide de réunir ses amies (Natalie, Adele, Louise, Dorothy) chez elle un soir pour prendre un verre. Elle a peu pitié d’elles pendant qu’elle les observe, qu’elle les écoute parler; «leurs inquiétudes» planent «comme des ombres» dans le salon. Chacune porte sa croix. Dorothy doit s’occuper de son mari lourdement handicapé. Adele a subi une mastectomie et Natalie souffre d’hypertension. Quant à Louise, elle est «légèrement bizarre». Lorsqu’elle annonce qu’elle aimerait entendre quelqu’un lui lire de la poésie au moment de sa mort, Eugénie comprend ce qu’il lui reste à faire.

Je pense que tout le monde devrait avoir droit à un ultime moment de beauté dans sa vie.

Et ce moment, elle l’offrira à ses amies. Mais par qui commencer? Le sort décidera pour elle. Ce sera Dorothy, qu’elle abat d’un coup de pelle sur la tête après lui avoir permis de vivre cette dernière apothéose: une baignade dans le lac suivie d’une «baise ultime». Pour Adèle, ce sera un massage empoisonné. Les choses se compliquent au moment de régler le sort de Natalie. La fin qu’elle a choisie pour elle est plus violente, le processus «insupportablement ardu», et beaucoup de sang macule les murs de la cuisine.

Mais peu importe, il lui faut persévérer et se porter maintenant au secours de Cheryl. Fran, qu’elle ne considère absolument pas comme une amie, l’aidera pourtant à y parvenir.

Raconté presque toujours du point de vue d’Eugénie, le roman alterne les souvenirs de jeunesse et le présent de la mission qu’elle s’est donnée. Il comprend aussi quelques chapitres, indispensables bien qu’ils ralentissent l’action, dans lesquels on voit Cheryl, alcoolique, déprimée, dans toute sa déchéance.

Le style est vivant, le rythme, soutenu, admirablement rendu par la traductrice. Quand on a l’impression que l’ouvrage a été écrit directement en français, qu’aucune fausse note ne gâche notre plaisir, c’est que la traduction est réussie, et Rachel Martinez a fait ici de l’excellent travail.

Saluons enfin l’originalité du traitement. Car s’il s’agit d’un sujet très grave — la mort dans la dignité, le sens de l’amitié —, Trevor Cole a toutefois choisi de l’aborder avec une légèreté quelque peu grinçante et un humour noir. On se surprend à sourire même s’il n’y a au fond rien de drôle. L’auteur a remporté le prix Stephen Leacock en 2011 pour le meilleur roman humoristique.♦

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Trevor Cole
traduit de l'anglais (Canada) par Rachel Martinez
Montréal, Flammarion Québec
2017, 368 p., 28.95 $