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À mains nues avec la camarde

À mains nues avec la camarde

Grande voix de la littérature canadienne, le Terre-Neuvien Michael Crummey nous revient avec un roman façonné par les vents, ceux qui font sombrer les navires et perturbent la constance austère des marées.

Traduction

Grande voix de la littérature canadienne, le Terre-Neuvien Michael Crummey nous revient avec un roman façonné par les vents, ceux qui font sombrer les navires et perturbent la constance austère des marées.

Pour son quatrième livre traduit en français (chaque fois par un·e traducteur·rice différent·e, ce qui est pour le moins inhabituel, mais non préjudiciable à la réception de son œuvre), Crummey nous transporte au XIXe siècle, dans une anse du nord de Terre-Neuve, non loin de la colonie de pêche labradorienne de Mockbeggar. Plus isolés que les personnages de Sweetland (Leméac, 2017) – roman qui décrivait, avec une grande mélancolie, les dernières heures d’un village terre-neuvien, de son irréductible Gaulois et des fantômes qui l’habitaient –, les protagonistes des Innocents vivent dans une autarcie encore plus complète, pêchant et chassant sans relâche jusqu’au passage de L’Espérance, le navire qui les dévalise avec la régularité d’une horloge en échange de quelques vivres, grâce auxquels ils peuvent tenir pendant un certain temps. C’est le paradoxe de cette existence on ne peut plus libre et pourtant si proche de l’esclavage. Comme dans toute entreprise coloniale, dans tout système d’exploitation, il n’y a aucune possibilité pour le pêcheur de faire le moindre profit ou d’améliorer un tant soit peu son sort: les poches des propriétaires sont profondes et ne débordent jamais, même lorsque les saisons sont exceptionnelles.

Le couperet de l’indigence

La vie est déjà particulièrement rude pour la famille Best; il va sans dire qu’elle devient intenable quand la maladie emporte père et mère, condamnant les jeunes Evered et Ada à la cruelle survie des orphelins. Loin de toute société, ils poursuivent le labeur de leurs parents, legs dont ils ne peuvent se défaire et qui, comme le boulet attaché à la cheville, les fait progressivement rejoindre les cadavres lestés de leurs géniteurs, passés avec peine par-dessus le plat-bord de leur barque. Chaque jour, il faut s’efforcer d’éloigner le couperet de l’indigence.

Ils étaient ainsi abandonnés dans l’anse, dans cette hutte en bois au plancher de terre battue, flanquée d’un potager où ne poussaient que tubercules, de rares constructions éparses, d’un cercle menaçant de collines alentour, d’un ruisseau aux eaux bouillonnantes, et, d’une vue ouverte sur l’océan gris qui s’étendait par-delà les hauts-fonds. À leurs yeux, l’anse était le cœur et la somme de toute la Création, et ils étaient là laissés à eux-mêmes, dotés du peu de connaissance du monde extérieur qui avait pu leur parvenir ou qu’ils avaient glané par hasard.

Épuisante robinsonnade

Deux innocents, donc, autant préservés que délaissés par la société, s’échinant comme des Robinson à passer un hiver de plus. Le parallèle avec le classique de Defoe n’est pas fortuit, puisque malgré une nature bien plus inquiétante et inhospitalière que celle ensoleillée dans Robinson Crusoé, on s’enthousiasme pour l’incessante succession des infimes gestes qui cadencent les jours insulaires: construire un quai, chasser un blanchon, vider et faire sécher la pêche, tout devient une aventure.

Cet interminable combat à mains nues avec la camarde prend des airs de roman d’apprentissage au gré des rares visiteurs égayant le quotidien répétitif des deux orphelins. C’est d’abord le sacristain, celui qui possède les vies des protagonistes sans jamais les avoir rencontrés. Puis, un capitaine fantasque et sa «gouvernante-maîtresse» les initient à la chasse. Finalement, un équipage paillard à la recherche d’un pin assez grand pour remplacer un mât achève de les tirer de leur solitude à deux, toujours plus tendue et malsaine. Car rien n’est innocent en ce monde, et encore moins dans la nature, que l’on se complaît à présenter sous son seul jour nourricier depuis que l’on croit avoir dompté ce qu’elle a d’impitoyable et de redoutable.

Le confort de la vie moderne nous a fait oublier la violence de la tempête et la terreur que communique le regard du fauve en maraude. C’est d’ailleurs ce qu’il y a d’extraordinaire chez Crummey: sa capacité de nous émerveiller devant la nature grandiose et préservée de Terre-Neuve tout en nous rappelant son extrême dangerosité. On perçoit le même paradoxe au cœur de ses histoires et des légendes dont il s’inspire.

Mais la mort d’un cheval, c’est la vie d’une corneille; et selon l’avis d’Evered, les histoires n’étaient que de sales charognards se nourrissant de rumeurs, d’insinuations et d’inventions dans lesquelles la vérité était trop délicate pour être retrouvée ou trop dure pour être avalée. Et les histoires ne faisaient pas de distinctions entre ces aliments.

Qu’importe le matériau initial si chaque fois que Crummey s’en empare, il en résulte ce qui ressemble à s’y méprendre à de l’or?

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Michael Crummey
Traduit de l’anglais (Canada) par Aurélie Laroche
Montréal, Leméac
2020, 320 p., 29.95 $