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Lisières

Inaugurée en 2021, la collection «VLB Imaginaire» vient de faire paraître son troisième titre, Les lignes invisibles, de l’auteur·rice Su J. Sokol.

Littératures de l'imaginaire

Inaugurée en 2021, la collection «VLB Imaginaire» vient de faire paraître son troisième titre, Les lignes invisibles, de l’auteur·rice Su J. Sokol.

Quelques mots sur l’approche unique de cette collection de science-fiction et de fantasy, qui souhaite offrir des histoires lumineuses et dépaysantes se terminant de manière constructive. Le premier roman publié chez «VLB Imaginaire», Le livre ardent (2021), de la talentueuse Andréa Renaud-Simard, illustre avec justesse cette politique éditoriale, tandis que le deuxième, Réponds à la lumière (2021), d’Emma L. Maré, a peu à voir avec cette ligne directrice et m’est apparu peu convaincant. J’étais curieuse de découvrir ce que «VLB Imaginaire», à l’orée de sa deuxième année d’existence, nous réservait avec ce troisième opus, une traduction d’Émilie Laramée (anagramme partielle d’Emma L. Maré?).

Paru à l’origine en 2016, à Deux Voiliers Publishing, sous le titre Cycling to Asylum, Les lignes invisibles m’a littéralement donné l’impression d’avoir inspiré la mission de «VLB Imaginaire» avant sa création. Le livre recèle en effet des passages tels que celui-ci: «On ne peut pas laisser tomber le monde, ni renoncer à la vie. Il faut continuer d’essayer d’améliorer les choses, d’aimer au lieu de haïr, et de répandre cet amour autant que possible.» Vous l’aurez compris: nous sommes au sein d’une science-fiction bienveillante, activiste, engagée, porteuse de valeurs environnementales et familiales véhiculées de manière optimiste. Les personnages, même s’ils semblent parfois capables d’emportements, m’ont semblé fondamentalement altruistes, positifs.

Itinéraire entre les réalités: passages en périphérie

Le récit se déploie au cœur d’un New York rigoureusement contrôlé par la police. Il s’articule autour de Laek Wolfe, trentenaire et père de famille, de sa compagne, Janie, ainsi que de leurs deux enfants: Siri, douze ans, et Simon, neuf ans. Mais le père traîne un passé difficile, volontairement gommé des archives gouvernementales. À présent enseignant d’histoire au secondaire et manifestant occasionnel, l’homme écoule des jours paisibles… jusqu’à ce qu’il soit retrouvé par ceux et celles qu’il voulait expressément fuir. Il demande alors asile à Montréal, ville sanctuaire qui fait partie du réseau de la solidarité internationale, et où «c’est encore possible de disparaître».

Dans Les lignes invisibles, Montréal, cité majoritairement francophone, est considéré comme un havre politique sûr et un refuge contre les frontières oppressantes (les lignes invisibles qui, telles autant de lisières, donnent leur titre à la version traduite). Laek et sa famille foncent par conséquent en direction de la métropole sur leurs vélos – les bicyclettes étant, dans ce futur instable, un moyen de locomotion usité (vivement ce Danemark québécois!). J’écris «foncent» en italique, car ce roman de Su J. Sokol, avec ses cinq cent quarante-quatre pages, n’est pas une œuvre conduite par une action trépidante: elle est plutôt racontée au rythme d’une balade – lumineuse – au guidon de sa fidèle monture. J’ai eu l’impression que ce qui emballait surtout l’écrivain·e dans ce projet, c’était de traiter de la cellule familiale.

La narration polyphonique se focalise alternativement sur les quatre membres du clan Wolfe. Cette méthode est intéressante, mais j’aurais apprécié plus d’équilibre, Laek étant davantage mis de l’avant que les autres protagonistes. Les voix des enfants ne m’ont d’ailleurs pas semblé des plus crédibles. Est-ce qu’un jeune garçon de neuf ans s’exprimerait en ces termes: «Il y a une mélodie féérique en arrière-plan, étincelante comme la musique que ferait de la poussière d’étoiles»?

Néanmoins, je n’ai pas perdu de vue, pendant ma (longue) lecture, qu’il s’agissait de la première œuvre, ambitieuse de surcroît, de Su J. Sokol. Cet ouvrage m’a rappelé par moments des récits atypiques et réussis, signés par des autrices canadiennes et françaises de science-fiction: Toxoplasma (Folio SF, 2020), de Sabrina Calvo, ainsi qu’Un océan de minutes, de Thea Lim, et Fèm dangereuses et magnifiques, de Kai Cheng Thom, tous deux parus chez XYZ en 2021.

Tendre les bras au-dessus de la frontière

Quiconque est à la recherche d’actions effrénées risque d’être déçu par Les lignes invisibles. C’est à l’échelle relationnelle que le livre se démarque: par sa façon de dépeindre les tumultes de l’adolescence, d’évoquer la passion au sein d’un couple de parents qui vivent ensemble depuis plus de quinze ans; par ses réflexions sur les limites, les frontières, ces traits factices qui ceinturent les territoires, alors que ce sont seulement des «ligne[s] imaginaire[s], [des] ligne[s] invisible[s]». Nul doute, ce titre s’inscrit dans la politique éditoriale de «VLB Imaginaire». Et bien que je préfère les récits plus incisifs, j’ai émergé de cette fiction avec la sensation que je venais de traverser une frontière enchantée, une lisière émouvante. De lire quelque chose de beau. Vous comprenez le sentiment?

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Article au format PDF
Su J. Sokol
Traduit de l'anglais (Canada) par Émilie Laramée
Montréal, VLB éditeur
« VLB Imaginaire »
2022, 544 p., 25.99 $