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L’inextricable ambiguïté de l’être

L’inextricable ambiguïté de l’être

Si le corpus de Fanny Britt est traversé par un leitmotiv, c’est bien celui de la confrontation entre idéaux et réalité.

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Regard sur l'oeuvre

Si le corpus de Fanny Britt est traversé par un leitmotiv, c’est bien celui de la confrontation entre idéaux et réalité.

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Delporte

«La vie est-elle un obstacle à la réalisation de vos fantasmes? Les fantasmes, ça se réalise-tu, en fait? Est-ce que c’est pas juste de la marde en canne pour nous rappeler que dans la vie, on y touche pas, à la grâce?» D’aucuns pourraient avancer que c’est précisément à ce questionnement, présenté en ces termes dans la pièce de théâtre Couche avec moi (c’est l’hiver), que Fanny Britt tente de répondre dans la plupart de ses œuvres et, notamment, dans celles destinées à la scène.

Pour nombre de ses personnages, l’existence humaine est loin d’être une balade nonchalante sur un sentier idyllique. «Il me semble que c’est plus facile devant la cruauté de notre vie coincée dans la glace pis le granit de s’hébéter soi-même, de cesser de bouger, de cesser d’absorber. Sauf que j’arrête jamais d’absorber, c’est ça le problème. Je suis hébétée et remplie, gonflée de larmes jusqu’au trognon, c’est ça le problème», dit Isabelle, mère d’un enfant dans le coma, dans Bienveillance. Le défunt père du personnage principal d’Enquête sur le pire a quant à lui buriné l’esprit de sa fille, anxieuse et agoraphobe, de sa sombre devise: «Déjà qu’on porte le poids de la vie.»

Or, il appert que ce véritable «poids de la vie», qui est si lourd à porter pour tant de protagonistes du théâtre de Fanny Britt, est surtout celui de la désillusion. «C’est louche, le bonheur la joie l’euphorie […]. Le malheur frappe toujours quand ça va bien», soutient Justine dans Les dromadaires, tandis que Julie, dans La corde au cou, lancera, telle une prière: «[…] je veux pas être exagérément naïve juste un peu juste acceptablement naïve […]». Dans plusieurs pièces, et même dans le roman Les maisons, ce clivage entre ce que l’on peut réalistement attendre de la vie, ce qu’elle nous réserve dans les faits et ce qu’on imaginait qu’il était possible d’espérer (qu’il soit question de projections élaborées au cours de la jeunesse ou encore d’idéaux construits à partir de schémas sociaux nourris par la publicité et autres types de messages aliénants) laisse les héros brittiens — mais tout particulièrement les femmes — patauger dans un état comparable à celui du deuil.

Ardeur, candeur et douleur

Il y a donc de l’âpreté dans le théâtre de la Montréalaise originaire d’Abitibi. Celle-ci peut être véhiculée par la représentation d’un milieu glauque (celui d’un bar de danseuses dans Honey Pie), par un langage cru (Chaque jour, par exemple, recèle des expressions telles «hostie de plotte de ruelle») ou encore par une détestation de soi épidémique. Pensons à la one-hit wonder et agoraphobe Millie, dans Couche avec moi (c’est l’hiver) ou bien à Lucie, dans Chaque jour, qui tolère la violence de son partenaire de vie pour bénéficier du peu de sympathie qu’il lui consent. Sans oublier Tessa, dans le paysage romanesque des Maisons, qui tient des propos qui frisent l’autoflagellation: «[…] la vue de mes pieds de madame dans des chaussures de jeune fille me rendait malade».

Inextricable

Il reste cependant que, bien souvent, la détresse des individus imaginés par Fanny Britt est issue de leur désenchantement. Car derrière une langue mordante et un cynisme apparent, se cachent de véritables élans romantiques. D’abord, selon l’acception la plus commune du terme, soit cette foi en l’existence du grand amour. Plusieurs personnages féminins souffrent désespérément lorsque privés de l’affection de l’homme, tandis que si l’homme aspire à vivre une passion transcendante, comme dans Hôtel Pacifique et Enquête sur le pire, c’est ailleurs qu’il ira la chercher. Cette notion de vénération réciproque, exclusive et idéalement éternelle est aussi présente dans les pièces La corde au cou, Le grand air et Dromadaire. C’est également le cas dans le roman graphique Jane, le renard et moi, où l’espoir de la jeune narratrice victime d’intimidation repose sur l’histoire de Jane Eyre, roman de Charlotte Brontë paru en 1847, et surtout sur le fait que, malgré son physique ingrat et les avilissements subis au cours de son enfance, la protagoniste de Brontë a su conquérir le cœur de M. Rochester.

Il y a aussi, dans l’œuvre de Fanny Britt, des traces claires de cet autre romantisme, celui des sœurs Brontë, justement, dont elle prise particulièrement les écrits. Celui, littéraire, qui a connu son apogée au XIXe siècle et qui se manifeste, entre autres, par des sentiments exaltés, par l’anéantissement, voire le péril pour la vie que peut induire une déception amoureuse. La pièce Hurlevents semble être l’exemple le plus évident de cette inclinaison, notamment parce que l’une de ses figures, trahie par son amante, a recours au déracinement (un déménagement en Écosse) pour survivre à sa peine. On pense en outre à Enquête sur le pire, où la nouvelle flamme du mari déserteur, qui étudie la peinture — romantique, faut-il le préciser? — de William Turner, formulera une réplique des plus révélatrices: «Tout ce qui est terrible ou qui concerne des objets terribles ou qui agit comme de la terreur peut être une source de sublime.» On ne saurait passer sous silence cette autre phrase si éloquente, prononcée par la narratrice des Maisons: «Il m’apparaît que mourir de chagrin n’est pas exclu, pas exclu du tout.» Cet attrait pour la «fureur gothique», sa propre expression, est palpable dans les écrits de la dramaturge, malgré leur incontestable contemporanéité, assurée en large part par la langue hyperréaliste dont elle use.

L’art de la conversation

À ce(s) romantisme(s) s’opposent cependant — mais s’agit-il vraiment d’une opposition? l’écrivaine s’interroge, de façon générale, sur ce type de paradoxes — d’indéniables considérations féministes. Elles sont tout particulièrement présentes dans Hurlevents, où sont juxtaposés le point de vue d’une professeure et celui d’une étudiante qui entretient une liaison avec un enseignant au sujet du caractère éclairé de son consentement, la première dénonçant l’abus de pouvoir qu’elle estime intrinsèque à la relation, la seconde se réclamant de sa liberté sexuelle et de l’authenticité de son désir. La question est des plus pertinentes, le traitement, franchement nuancé. L’appropriation par les femmes de leur sexualité se retrouve aussi, entre autres, dans les pièces Couche avec moi (c’est l’hiver) et Cinq à sept.

Cette dernière, qui aborde d’autres thèmes chers à l’artiste, dont la démythification de la maternité, peut sans doute, néanmoins, être considérée comme le maillon faible de la chaîne savamment entrelacée que forme l’œuvre dramaturgique de Fanny Britt.  Outre le peu de subtilité et de profondeur des propos tenus par les trois protagonistes (durant la même période, soit la saison 2015-2016, sur les scènes montréalaises, Catherine Chabot avec Table rase et Nathalie Doummar avec Coco approchaient sensiblement les mêmes enjeux, mais d’une façon beaucoup plus féconde tant en ce qui a trait à la construction dramatique qu’en ce qui concerne les réflexions semées par leur texte), il apparaît légitime de reprocher à la pièce sa quasi-absence de dialogues, les trois femmes y livrant des monologues enchevêtrés l’une à côté de l’autre. Ce manque d’interactions entre elles prive Cinq à sept de l’effervescence qui anime les autres écrits dramaturgiques de l’autrice, une alchimie qui naît du regard que les personnages portent les uns sur les autres, mais aussi du regard que chacun imagine les autres porter sur lui, tout cela se concrétisant à travers leurs joutes verbales.

Un des talents irrécusables que possède Fanny Britt est donc celui de dialoguiste (ce qui lui permet d’ailleurs d’insuffler âme et vérité aux traductions théâtrales qu’elle signe). Qu’il s’agisse d’intellectuels maîtrisant habilement la rhétorique, comme dans Hurlevents, ou encore d’individus issus d’une sphère moins privilégiée, où l’usage de termes inusités déclenche la méfiance, voire l’humiliation chez l’interlocuteur, comme dans Chaque jour, les figures brittiennes échangent avec une justesse et un réalisme incontestables. On pourrait même soutenir que les histoires sont relativement accessoires, dans la dramaturgie de la jeune quadragénaire, tant ce sont les personnages, leurs réflexions et leurs relations qui en sont le centre d’intérêt. La façon dont ils expriment leur désarroi, leurs doutes, témoigne de la sensibilité exacerbée de leur créatrice, de sa touchante humilité face à la complexité de la psyché individuelle et collective, bref, de sa profonde et pénétrante humanité. ♦

 


Sophie Pouliot est journaliste culturelle et présidente de l’Association québécoise des critiques de théâtre. On peut la lire, entre autres, dans les revues Jeu et Lurelu, le magazine ELLE Québec.

 

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