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L'Indien qui n'aimait pas le froid

L'Indien qui n'aimait pas le froid

Dans Meurtres du Red Power, le romancier d’origine cherokee Thomas King puise dans les ambiguïtés du militantisme et dans la violence de la riposte des puissants, ouverte ou en sous-main.

Polar

Dans Meurtres du Red Power, le romancier d’origine cherokee Thomas King puise dans les ambiguïtés du militantisme et dans la violence de la riposte des puissants, ouverte ou en sous-main.

Pourquoi donc le charismatique meneur du Red Power Movement (RPM), Noah Ridge, a-t-il choisi de faire étape dans la petite ville de Chinook, au Montana, lors de la tournée promotionnelle de son livre? Et pourquoi précisément au moment où il vient de recevoir des menaces de mort, et que le FBI lui colle aux basques? Le shérif Duke Hockney se serait bien passé de ces ennuis, et c’est pour s’en prémunir qu’il a décidé de recruter comme adjoint Thumps DreadfulWater, Cherokee, photographe et ancien policier – dans une autre vie –, qui a étudié à Salt Lake City en même temps que Noah Ridge, sans trop s’impliquer dans le mouvement de défense des Autochtones.

Rendez-vous à Chinook

Les événements se précipitent pour le pauvre shérif et son adjoint temporaire, qui se demande bien pourquoi il a accepté ce poste: le cadavre d’un inconnu est retrouvé au Holiday Inn, tué d’une balle dans la tête pour faire croire à un suicide; Thumps découvre que l’assistante de Noah n’est autre que Dakota Miles, qu’il a connue étudiante alors qu’elle était la meilleure amie de Lucy Kettle, une militante disparue dans des conditions non élucidées à ce jour. Et ce n’est qu’un début… Les fantômes du passé de Thumps et des jeunes années du RPM n’ont pas fini de ressurgir: il y avait eu l’enlèvement du PDG de Morgan Energy – le coup s’était soldé par la mort de trois activistes et de deux agents fédéraux –, et la rumeur qu’une taupe avait infiltré le mouvement. Noah clame partout que Lucy était la taupe, Dakota ne dit rien, et Thumps a du mal à y croire.

Car ce dernier n’aime pas beaucoup les m’as-tu-vu dans le genre de Noah, avec leurs discours simplificateurs, même s’ils popularisent la cause autochtone. Maudissant le froid, les premières neiges et sa Volvo qui ne démarre qu’une fois sur deux, jaloux du beau parka en duvet de Spencer Asah, un agent du FBI, Thumps remontera le temps jusqu’à une vieille histoire, dont il semble bien qu’on soit venu solder les comptes à Chinook.

Impasse à Glory

Les lecteur·rices de polars hard-boiled, ou «durs à cuire», trouveront dans cette œuvre le même humour grinçant ainsi qu’un détective bougon et désabusé (mais doué et, dans le fond, bonne pâte) qui, à la différence de ses prédécesseurs, rêve moins d’un whisky que d’un thé chaud et essaie de remettre en cause ses préjugés sexistes. Si Thomas King se rattache, en outre, explicitement au roman policier autochtone en convoquant Tony Hillerman – qui a un jour honoré Chinook de sa présence bien malgré lui à cause d’une grève des pilotes d’avion –, ce n’est ni par les grands espaces, ni par les rites guérisseurs, ni par la police tribale. À Chinook et dans la réserve voisine, Blanc·hes et Autochtones se côtoient et s’observent, et les ennuis arrivent plutôt de l’extérieur. Les privilégié·es, ce sont les estivants venus de loin, qui gardent leurs distances, cantonnés à Rivage, hameau situé au bord du lac Red Tail, ou à Glory, ville champignon entièrement refaite et défigurée au goût de riches Californien·nes. Autant dire que ces deux endroits sont déserts au moment où se déroule l’action du roman, et qu’ils constituent d’excellents lieux pour trimballer un cadavre ou se planquer quand on a la conscience pas tout à fait tranquille. Pour ce qui est de la spoliation à grande échelle des Autochtones, elle sera au rendez-vous, tout au bout de l’enquête de Thumps.

De rebondissement en rebondissement (ça n’arrête jamais), Meurtres du Red Power a par-dessus tout ce ton pince-sans-rire et narquois qui joue savamment avec les stéréotypes, n’épargnant ni les Autochtones ni les Blanc·hes, et qui fait le sel de l’écriture et de la pensée de King, dans ses essais (L’Indien malcommode, Boréal, 2014) comme dans ses fictions non policières (Une brève histoire des Indiens au Canada, Boréal, 2014). Toute une galerie de personnages secondaires hauts en couleur montre que l’auteur maîtrise son art. Il sème ses pièges et clins d’œil – il ne le dit pas ici, mais le mot de passe kemo-sabe est du parfait «indien» de télévision. Les références ne sont toutefois pas toujours si légères, et on pourrait voir dans le protagoniste de Lucy un écho de la militante mi’kmaq assassinée Anna Mae Aquash. King a l’air de s’amuser, mais c’est pour mieux démasquer la réalité des rapports de force entre colonisateurs et colonisé·es, ainsi que la violence de la domination, capable de saper même le militantisme le plus pur.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Thomas King
Traduit de l'anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Lévis, Alire