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Lignes de faille

Dossier
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La première fois que j’ai lu Maxime Raymond Bock, je l’ai accusé intérieurement de plagiat psychique. Découvrant Les noyades secondaires, je suis tombé sur ce passage de la quatrième nouvelle, dans lequel le narrateur revient sur une mésaventure qu’il a vécue, adolescent, alors qu’il participait à une course de natation:

[J]e n’ai pas entendu le deuxième coup de fusil qui signalait un faux départ et j’ai nagé l’épreuve seul. J’ai pris les cris et les signes pour des encouragements, je me suis désencombré une première fois de la corde qu’on fait tomber à l’eau pour arrêter les nageurs égarés, j’ai un peu lutté avec l’officiel qui a tenté de saisir mon pied au virage, je me suis débattu avec la corde une deuxième fois au retour. Un 50 mètres crawl à obstacles.

J’avais vécu exactement la même déconvenue, et il me semblait que l’auteur creusait ma mémoire pour en exhumer ce souvenir peu glorieux. J’ai poursuivi ma lecture et j’ai retrouvé ce sentiment troublant: le livre me tendait un miroir dans lequel j’aurais préféré ne pas me reconnaître, mais qui me ramenait au plus intime. Assez vite, je me suis rendu à l’évidence: il ne s’agissait pas de moi. Nous étions en littérature et dans cet étrange domaine, qu’on adopte le point de vue du lecteur ou celui de l’auteur, il ne s’agit jamais, strictement, de moi. Si l’écrivain me rejoignait ainsi, c’est parce qu’il faisait le portrait en éclats d’une génération, d’une époque, d’un milieu, qui se trouvait être le mien. Comme les autres récits de Maxime Raymond Bock, Les noyades secondaires sont traversées par des personnages moyens: ni bourreaux, ni victimes, ni héros, ni repoussoirs, tous négocient tant bien que mal avec les modèles de réussite de l’époque (le couple, la famille, le travail).

«Échoue encore. Échoue mieux.»

Il y a les célibataires frustrés, qui restent spectateurs des jupes qui passent et du bonheur des autres, comme le narrateur de la deuxième «Noyade secondaire». Il y a les amants inattentifs, comme Julien, héros de la dernière nouvelle du recueil, que sa blonde vient de quitter. Il y a les pères fatigués qui s’inventent des raisons pour échapper à leur famille: dans Des lames de pierre, le narrateur consacre l’essentiel de son temps à recueillir les souvenirs de Robert Lacerte, vieux poète sublime et sans talent. D’autres, à l’instar de François, personnage principal de la nouvelle «Le pont» (Atavismes), répondent aux exigences de la parentalité moderne, mais désespèrent dans leur travail: professeur d’histoire enthousiaste les premières années, François donne désormais ses cours mécaniquement. Certains vont même jusqu’à sortir des cadres. Dans «Charles à rebours» (Les noyades secondaires), le personnage éponyme est lui aussi un passionné d’histoire. Brillant, admiré par ses amis, il devient archiviste et fonde une famille. Pourtant, en dépit de cette apparente réussite, Charles s’enfonce peu à peu dans la folie, au point qu’il finit par tout détruire: son couple, sa vie professionnelle, et le peu de relations sociales qu’il entretenait.

La course de crawl ratée de la deuxième «Noyade secondaire» pourrait résumer le parcours de bien des personnages. Beaucoup s’élancent avec enthousiasme, tentent de suivre une ligne droite, mais échouent et le savent. Chez certains, cette lucidité peut aller jusqu’à la tentation du suicide: dans «Le pont», François contemple la rivière avec l’envie d’y disparaître; dans la dernière «Noyade secondaire», Julien se malmène tellement qu’il finit par contracter un pneumothorax. Même sans aller jusqu’à de telles autodestructions, les personnages sont souvent grugés par un intense sentiment de mélancolie face au temps qui use toute chose: la beauté et la jeunesse des corps, mais aussi les lieux, l’amour et l’amitié.

Histoires de violence

La violence n’est pas toujours retournée contre soi; elle s’exerce aussi sur les autres. L’écrivain n’élude pas la représentation d’une certaine toxicité masculine. «Carcajou», nouvelle initiale d’Atavismes, premier recueil publié par Maxime Raymond Bock, débouche sur une scène d’une violence extrême et grotesque: un trio d’amis kidnappe un ancien ministre libéral, l’emmène au fond du bois, le torture, et l’un des trois le viole. À l’autre bout de l’œuvre, la séquence d’ouverture de Morel, le plus récent roman de Maxime Raymond Bock, est, elle aussi, une histoire de violence. Le jeune Jean-Claude Morel tente d’empêcher l’agression de son ami Morissette par une bande de jeunes du quartier, avant de comprendre que son ami a été attaqué parce qu’un des membres du groupe l’accuse d’avoir violé sa sœur. De victime, Morissette devient bourreau, et Morel lui-même ressort de cet épisode habité par un fantasme dont il ne parviendra pas à se défaire: «Il se verra d’innombrables fois sauter à pieds joints sur le dos de gens couchés à plat ventre, un enfant cherchant sa balle sous une voiture, une fille allongée au parc, un concierge sur un balcon peinturant une rambarde, même sa femme endormie dans leur lit».

La violence est contagieuse. Elle court, d’un personnage à l’autre et, même invisible, demeure prégnante. Dans la dernière «Noyade secondaire», Julien en prend conscience alors qu’il est contraint à l’introspection par son séjour à l’hôpital: «Je ne niais pas que j’étais violent envers les choses, envers moi-même, envers les autres, mais de cela je ne me rendais pas compte, croyant en ma bonté pour la seule raison que je n’avais jamais levé la main sur personne.» L’auteur n’hésite pas à explorer le versant obscur de ses personnages. Même les plus inoffensifs en apparence n’échappent pas à la cruauté. Le doux Robert Lacerte, poète raté des Lames de pierre, est assailli par un fantasme brutal après la mort de son ami Simon, dont il se sent responsable. Pendant les funérailles, il aperçoit Nicole, son ancienne flamme, et une amie de cette dernière, et l’image d’un viol surgit dans son esprit, qui métamorphose les remords en agression.

Atavismes

Le titre du premier recueil publié par Maxime Raymond Bock annonçait un programme: dans tous les récits de l’auteur, il s’agit de mettre au jour la façon dont les failles courent d’un personnage à l’autre, la manière dont la frustration et la violence se transmettent des pères aux fils. Le personnage de Julien est, à cet égard, exemplaire. La colère qui lui donne, dit-il, une «face d’assassin» lui vient de ses ascendants. Son père, tout d’abord, lui-même fils d’un ouvrier alcoolique et violent, qui a tenté d’échapper à sa condition sans y parvenir tout à fait: sportif de haut niveau, une blessure l’empêche de participer aux Jeux olympiques de 1976 et, s’il semble accéder à la bourgeoisie en épousant la mère de Julien, il se trouve éjecté de cette classe par l’échec de son mariage. Du côté de la mère de Julien, les héritages ne sont pas moins lourds. Le grand-père, respectable dentiste, est en réalité un homme autoritaire qui étouffe les siens et a communiqué à sa fille sa propre rage.

Or, cette transmission ne se joue pas dans les seules limites de la famille. Elle s’opère à l’échelle du Québec, dont l’auteur ne cesse d’explorer l’histoire, de la Nouvelle-France à l’époque contemporaine, pour en déconstruire les mythes fondateurs. L’œuvre échappe à la caricature masculiniste: la faiblesse et l’échec ne caractérisent pas les seuls hommes contemporains, pauvres rois déchus que le féminisme aurait dévirilisés et privés de leurs prérogatives. Les récits historiques de Maxime Raymond Bock, dans Atavismes en particulier, montrent sans ambiguïté que la peur et l’échec ne sont pas le monopole de notre époque, qu’ils hantaient déjà les premiers colons et les coureurs des bois, que l’héroïsme est un leurre, un carcan imposé aux hommes pour qu’ils contribuent, sans se poser de questions, à l’entreprise collective, en gardant pour eux leurs sentiments et leurs doutes, au risque que ces derniers finissent par les noyer, intérieurement.

De cette lecture, on pourrait ressortir avec une vision assez sombre de l’œuvre. La masculinité condamne-t-elle à la mélancolie et à la violence? Non, sans doute. Maxime Raymond Bock a beau dresser un constat sans appel de nos échecs et refuser toute forme de complaisance, il n’en ouvre pas moins des brèches dans le désespoir, comme on le voit à la fin des Noyades secondaires. À l’occasion de son hospitalisation, Julien a reçu des preuves d’amour de ses parents, qui, malgré leurs conflits anciens, se sont retrouvés à son chevet: «La vie est possible parce qu’on aime, exprimaient mes parents par les gestes qu’ils posaient à mon égard». Architecte de métier, le personnage retrouve aussi, in extremis, la création artistique: son immobilité forcée le conduit à se remettre au dessin, sa première passion. La nouvelle se clôt sur une interrogation, qui ouvre deux voies pour échapper au sentiment d’asphyxie: «J’ai pris à pied vers le parc Molson en me demandant, entre l’amour, l’art ou le pneumothorax, ce qui récidiverait en premier.»

 


Philippe Manevy enseigne la littérature et le théâtre au Collège international Marie de France. Il a publié plusieurs articles sur le roman et le théâtre contemporains dans des collectifs universitaires et des revues. Il est l’auteur de Ton pays sera mon pays (Leméac, 2021).

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