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L'héritage du nom

Jocelyn Sioui nous raconte une histoire à partir des trous de notre mémoire.

Récit

Jocelyn Sioui nous raconte une histoire à partir des trous de notre mémoire.

À la suite du spectacle qu’il a présenté sous forme de show case lors de sa résidence au théâtre Aux Écuries, Jocelyn Sioui, marionnettiste, comédien et auteur, nous propose l’aboutissement de ce projet de recherche considérable, entamé en 2016 : une œuvre de création unique et engagée qui, on le sent bien dans l’écriture, est animée par «un feu que [Sioui] ne désire pas éteindre». À cheval entre l’historique et l’autobiographique, le récit que l’écrivain tisse suit les traces – tangibles et intangibles – laissées par son oncle Jules Sioui, figure de premier plan de la Nation huronne-wendat pour la défense et la reconnaissance des droits des peuples autochtones. L’auteur porte une attention particulière aux années 1940, période charnière pour le destin des Autochtones du Canada, déchirés entre leur lutte pour la survie et l’impératif du gouvernement qu’ils s’«émancipent».

Traître ou héros

À partir d’archives familiales conservées dans des boîtes, de documents officiels, mais aussi d’anecdotes personnelles et de témoignages, Sioui reconstitue le fil de la vie de Mononk Jules. Dans un désir de dresser le portrait de cet homme en héros et de proposer un contrepoint à un pan de l’histoire collective passé sous silence, il explore son histoire privée et interroge le sens que recèle son patronyme, ébranlant, par la même occasion, le socle de notre mythologie nationale: «Mon nom est la seule trace qui me reste […]. Je suis la preuve historique d’une disparition, d’un génocide.»

À cet égard, la forme de l’œuvre est tout à fait éloquente. Dans cette reconstruction chronologique, la prose se mêle au récit factuel, à des fragments de correspondance, à des extraits de traités et de lettres de la magistrature canadienne ainsi qu’à des communiqués et des brûlots de Mononk Jules qui, en guerrier, menait son combat sur sa machine à écrire. La narration est parfois interrompue par des «intermèdes», des va-et-vient entre souvenirs, retours en arrière et fictions. Le propos est illustré par les dessins de Mélanie Baillairgé, mais aussi par des photographies et des portraits d’époque. C’est une œuvre bricolée, et cet art-là est sans doute le plus à même de sauver de l’oubli toutes ces traces périssables: «une époque, un dialecte, une révolution, un poème, un chagrin d’amour…». Le livre se fait résistance à une manipulation autrement plus malhonnête.

Ce qu’on sait

Pour l’écrivain, l’entreprise est claire: «remettre en cause les raisons qui font qu’on préserve ou qu’on efface les traces de ceux qui sont passés avant nous»; «[c]omprendre comment s’écrit ou ne s’écrit pas l’Histoire». Cette démarche archéologique mobilise les enjeux épistémologiques et nécessairement politiques de l’écriture, de la transmission et de la reconnaissance. Pour Sioui, «enseigner l’Histoire, c’est choisir». Et c’est choisir ouvertement de combler les trous par les suppositions, les théories, les spéculations, la fiction. De manière très assumée, l’auteur nous soumet ses hypothèses, ses déductions, ses fantasmes narratifs: «L’histoire ne dit pas si…»; «J’aime imaginer que…»; «Ma théorie veut que…». Il utilise comme source et comme moyen le bouche-à-oreille, qui met en cause les questions de filiation, d’héritage, de légitimité historique, et qui fait écho à l’oralité de la narration. Il s’agit par là de garder la mémoire vivante, mais aussi de lutter contre le déni et l’effacement.

À l’heure où l’on accuse volontiers d’«occultistes» les formes de dénonciation de la violence systémique, Sioui montre bien ce qu’«occulter» veut dire, dans ses répercussions tant sociales que matérielles. Et dans ce geste lumineux réside l’importance du projet de l’auteur, qui écrit pour sortir les mots, les noms, les êtres de l’obscurité: «Il faut introduire le mot "ségrégation" dans le lexique de l’histoire canadienne.» Déterminer le sens des mots, c’est également déterminer celui de l’Histoire.

Si je ne suis pas particulièrement attirée, en littérature, par le didactisme et le registre familier, Mononk Jules m’apparaît néanmoins essentiel pour pallier les lacunes de l’Histoire tout comme celles de notre éducation. La clarté de l’écriture, le ton incarné et personnel ainsi que l’originalité de la forme en font une œuvre accessible. J’y ai appris énormément de choses que je doute qu’on m’ait un jour enseignées: dates, évènements, mots, noms, filiations. Pour celles et ceux qui sont sensibles aux enjeux et aux luttes des peuples autochtones, elles et ils trouveront là une voix singulière, intime; un supplément qui affinera leur perspective et donnera un nom à une cause, à des femmes et à des hommes qui, dans notre Histoire, «n’ont jamais de nom».

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Jocelyn Sioui
Wendake, Hannenorak
2020, 324 p., 21.95 $