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L'harmattan

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L'harmattan 1

Il joue déjà dans mes boucles, je respire ses particules, et même si demain elles me déchireront la gorge, je savoure la sécheresse de cet air gorgé de sable.

Je sais que je suis revenue. L’harmattan. Sec, puissant et imprévisible. Le vent des extrêmes, apportant le chaud, puis le froid.

Ce soir dans les rues de Ouagadougou, je vois des cafés à aire ouverte animés. Le Burkina Faso affronte le Ghana. Derrière la vitre de la voiture, mon sourire rejoint celui des gens, festifs, réunis autour des téléviseurs. La Brakina, bière du pays, est visible sur les tables basses en plastique bleu.

Après avoir roulé sur le boulevard Charles-de-Gaulle, la voiture prend à gauche sur le goudron de la Croix-Rouge. La route asphaltée est recouverte d’un mince filet de sable qui se déplace, comme s’il fuyait une menace inconnue. Ce sable rougeâtre, le même dont sont faites les rues qui percent le quartier de la Zone du bois.

Dans l’obscurité, je distingue la porte bleu métallique qui ceinture ma maison d’hôtes. Je salue le gardien, qui me lance «Bonne arrivée». Tout un groupe se tient debout devant le téléviseur sous les bougainvilliers de la terrasse. Je dis «Bonjour Hassan»,
au moment où le Burkina compte un but. Les hommes se lèvent en criant, dans tout le quartier, semble-t-il. Le son des trompettes retentit. Un son étrangement familier — malgré la chaleur, j’ai une pensée furtive pour le Carnaval de Québec. Je prends les clés de ma chambre sur le buffet. Je gonfle mes poumons de cet air gorgé de sable. J’entre chez moi.

Pourtant, lors de mon premier séjour au Burkina Faso, qui devait avoir lieu en janvier 2016, ce n’est pas chez Brigitte et Hassan que je devais venir.

Je me réveille avec le chant du coq. Je grelotte dans le matin froid. Emmitouflée dans mon manteau, je tartine mon pain blanc de confiture de goyaves. Brigitte dit qu’ici, au pays des hommes intègres, le terrorisme, ça ne prendra pas. Ce n’est pas comme au Mali. Elle le sait, Brigitte: sa belle maison était presque terminée lorsque le coup d’État malien a eu lieu, plongeant le nord du pays dans un conflit aux pourtours de sable et d’idéologie. Tombouctou. C’est là qu’il est, leur rêve. Là-bas, dans cette ville mythique défigurée par les islamistes. Elle et son mari ont trouvé refuge au Burkina Faso.

J’entame ma papaye. Le soleil prend son temps pour me réchauffer. Les bougainvilliers me protègent, à moins que ce ne soit les gros poissons colorés sculptés dans le bois, qui bordent la petite piscine.

Je suis revenue, encore, malgré tout.

Ma collègue burkinabé, Eudoxie, vient me chercher. Dans la voiture qui nous mène au bureau, elle s’excuse: le secrétaire général du ministère de l’Éducation, avec qui nous travaillons sur un projet,
ne pourra pas nous rencontrer comme prévu. «C’est le Nord», dit-elle. Je sais tout ce qu’elle ne me dit pas. «Les écoles…», ajoute-t-elle.

Un directeur d’école est assassiné. Des enseignants reçoivent des menaces, on leur dit qu’ils font «l’école des Blancs». Solidaires, ils se rebellent, quittent les classes, exigent d’être protégés dans cette région isolée où il est déjà ardu d’avoir des élèves dans les salles de cours. Surtout des filles. Encore une fois, elles sont au cœur du conflit. Si elles veulent aller à l’école, qu’elles portent le voile. Et si les professeurs veulent enseigner, que l’enseignement repose sur le Coran.

Le patron d’Eudoxie, Traoré, met fin à la rencontre de travail. De bonne humeur, il m’entraîne au maquis Prestige. Le plat d’atiéké, sorte de couscous à base de manioc accompagné de carpe grillée, y est, paraît-il, savoureux. Avec son assaisonnement légèrement vinaigré, c’est le mets burkinabé que je préfère. Nous prenons place à une table aussi peu solide que les chaises, à l’ombre. Traoré parle de sa voix grave, chaleureuse. Je le suis, enfant, dans son village près de Bobo. Son ami Souleymane grimpe dans un manguier. Il grimpe encore, plus haut, encouragé par ses camarades. Une branche à la main, il fait tomber les mangues. La cueillette est bonne. Puis, perché tout en haut, Souleymane culbute dans le vide. Je suis inquiète, moi aussi, comme les villageois, je vois le pauvre enfant inerte sur le sol aride. Ils se concertent, ils s’entendent: ils font venir un «ramencheux». Il remet le jeune sur ses deux pieds, mais on chuchote au village que Souleymane a désormais une mangue dans la tête. Puis, adolescent, il disparaît. «Et là, tu sais quoi, Alexandra? Il est rentré plusieurs années plus tard, et il était devenu marabout1. Tu imagines? Tu tombes du manguier et tu deviens marabout.» Traoré rit. Il rit tellement. Je le regarde, perplexe. Il me sourit. Je dis:

— Mais quel rapport?
— Le rapport? Mais tu es beaucoup trop soucieuse, Alexandra!

Rien. Rien comme l’humour burkinabé.

Retour en fin de journée à la maison d’hôtes. La chaleur est écrasante. Je suis assise sur la terrasse. Je distingue de légers mouvements dans l’air. Sa composition change subtilement. J’observe le personnel qui range les tables et les chaises. Eux savent. Je rentre dans ma chambre. Je ferme la porte vitrée sur ma moustiquaire. Je ferme aussi la fenêtre de ma salle de bain.

Lorsque le vent se lève brusquement et que la matière du sol, soulevée par sa force, virevolte dans l’air et s’écrase contre les murs de la maison, fait craquer le toit, je sais moi aussi. À l’abri dans ma chambre, assise sur mon lit, je sens mon cœur se déchaîner.

Car il y a de ces chaos qui me rappellent ceux que je n’ai pas vécus.

Je me fais petite. Encouragé par le désordre du vent, mon esprit les rejoint dans l’espace et dans le temps. Eux, les six Québécois. L’avenue Kwame Nkrumah est animée, c’est vendredi soir à Ouaga après tout.

Pourtant, je les vois parmi tous les autres, ils sont attablés sur la terrasse du restaurant Cappuccino. Qu’ils sont beaux! Ils rient. Ils sont si heureux d’être ici. Je les entends dire qu’ils resteraient encore un peu. Ils sont si fiers d’avoir réalisé un rêve, ils irradient de ce sentiment d’accomplissement par le travail humanitaire, ils sont habités par leur expérience, par le don de soi.

Ils reçoivent leur bière bien froide en bouteille, quelle différence avec la bière de mil fabriquée par les femmes dans les villages. Je souris d’entendre leur expérience avec ce tô2. grisâtre qu’ils ont dû manger par politesse malgré son goût discutable — surtout accompagné de sauce gluante à base de gombos. Que c’était visqueux! Leurs yeux s’illuminent: le baobab! Ils ont vu le baobab, l’arbre de légende! Et cette chère Pascaline qui préparait ce poisson au drôle de nom, le capitaine, comme pas une, avec les bananes plantain c’était un festin!

Ils rêvent à la prochaine fois, il faut revenir. Retrouver au village le petit Moumouni qui aura bien grandi, remettre ce beau pagne coloré pour accompagner les femmes aux champs. Ils partagent ensemble ce moment précieux, celui de la fin, si empreint de nostalgie — car ils arrivent au bout de leur séjour burkinabé. Bientôt, ils quitteront ce pays tant aimé. Des larmes coulent sur mes joues. Mes paupières clignent. Les six scintillent — leur être est transporté par leur conviction d’avoir fait le bien, par leur foi en l’être humain, par la puissance de la communion avec l’autre.

Je sursaute. Des fenêtres ouvertes claquent violemment sur leur cadre. Des chiens errants hurlent. La tôle du toit se tord, elle crépite. Le mouvement des fleurs de bougainvilliers est démesuré, je perds mes pétales, rendez-moi mes pétales. Les arbres exécutent une danse morbide. Je ressens jusque sur mon visage la marque des branches qui fouettent les murs. Il ne restera plus rien, dehors, je le sais. Et leurs rires reprennent, masquent le bruit de cet harmattan violent. Qu’ils sont heureux! Qu’ils sont beaux! Mais l’harmattan réclame son dû.

Du sable rouge! Du sable rouge!

Le 15 janvier 2016, j’étais chez moi, dans Villeray. Je finalisais mon départ pour Ouagadougou. J’allais loger à l’hôtel Splendid. J’avais hâte de m’attabler au café Cappuccino juste à côté, dont j’avais tellement entendu parler. Au moment d’appeler un taxi pour l’aéroport, j’ai reçu la nouvelle: le café Cappuccino et l’hôtel Splendid étaient la cible d’une attaque terroriste. Ce soir-là, six Québécois ont été tués.

Le vent s’arrête. Si brusquement. Je guette le désespoir. Le cri. Je n’ose pas regarder cette destruction, d’ailleurs qui le peut?
Je déverrouille ma porte métallique. Je risque ma tête.

Sous le soleil, je vois un bougainvillier aux fleurs roses qui oscillent nonchalamment.
 

À vous, qui êtes toujours. À vous, qui étiez. À toi, le Burkina. ♦

L'harmattan 2


Alexandra Gilbert travaille en développement international depuis une quinzaine d’années. En 2016, elle pilotait un projet d’appui au ministère de l’Éducation du Burkina Faso. Elle devait s’y rendre pour une courte mission de planification lorsque l’attentat a eu lieu. En septembre2017, elle a publié son premier roman, Gourganes, aux éditions Stanké, inspiré de son expérience en Afghanistan.

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  • 2. Le est un plat populaire du Burkina Faso. À base de farine de mil et d’eau, on le sert sous forme de pâte, toujours accompagné d’une sauce.
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