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Lettre à une consoeur

Ne pas se taire

«J’ai cassé les genres, je me suis soustraite aux codes, j’ai oublié les ordres des hommes.»

– Chris Bergeron, Valide

Chère Chris,

Au moment où j’écris ces lignes, nous ne nous sommes pas encore rencontrées en personne. C’est notre projet de boire un verre bientôt. En attendant, je vous écris. J’ai hâte de pouvoir vous dire de vive voix tout ce que lire votre livre a réveillé en moi. Il arrive que la lecture, qui est toujours la rencontre fabuleuse de deux absences, ait en plus quelque chose du coup de foudre. Vous n’étiez plus là quand je vous lisais, je n’étais pas encore là quand vous écriviez, mais j’ai le sentiment que d’une certaine façon, votre livre m’attendait, et j’attendais votre livre.

Voyez-vous, j’ai rédigé une thèse sur Serge Doubrovsky et sur l’autofiction, à une époque où l’on s’écharpait encore pour déterminer si cette dernière était un genre littéraire digne de ce nom. Si sa façon de jouer avec les limites n’avait pas quelque chose d’inacceptable, d’inadmissible. On l’a même qualifiée de monstrueuse. Aujourd’hui, on a dépassé ces questions et l’autofiction est devenue rentable – même son aspect scandaleux l’est, tout comme son supposé narcissisme.

Avec Valide, vous allez loin et vous le faites sans peur. Je pense que Doubrovsky aurait été séduit. L’autofiction est devenue légitime? Soit. En véritable autofictionniste, vous ne vous êtes pas contentée d’écrire un récit qui correspond aux codes de ce genre autrefois indigeste et désormais digéré. Vous avez fait ce que l’autofiction a commencé par faire pour venir au monde: jouer avec les limites. Ainsi, vous nous offrez «une autofiction de science-fiction», qui est aussi une réflexion sur les balises qui définissent les genres. Tous les genres.

Valide se déroule dans un Montréal du futur et à une époque où l’on a aboli les libertés individuelles de ceux et celles qui ne correspondent pas aux catégories socialement acceptables. Christian·Christelle raconte son parcours à David, une intelligence artificielle qui a pris le contrôle des vies humaines. Depuis son enfance – en tant que garçon divisé, par ses parents, entre la France et le Québec – jusqu’à l’âge adulte – et à ce moment où Christian a senti qu’il devait enfin reconnaître cette identité en lui,  c’est-à-dire Christelle, que tout voulait faire taire, effacer, nier –, le roman suit la trajectoire d’un être qui refuse d’entrer dans les chemins tracés d’avance pour les «hommes» et les «femmes».

Au fil de ce récit d’apprentissage qu’il·elle livre à une entité synthétique incapable de saisir la singularité de l’expérience humaine, Christian·Christelle nous plonge, nous, lecteurs et lectrices de chair, dans toute sa complexité, sa vastitude,
sa richesse.

Les cases aveugles

Dans les années 1990, je travaillais donc sur l’œuvre de celui à qui l’on attri-
bue l’invention du mot «autofiction».

Serge Doubrovsky, en 1977, souhaitait désigner par ce terme une forme littéraire qui ne lui semblait pas nouvelle, mais qui n’avait pas encore été nommée, reconnue. Comment cela lui était-il venu? En décou-vrant le tableau de classement dans lequel Philippe Lejeune, grand spécialiste des écritures autobiographiques, rangeait les genres littéraires. Un jour, Doubrovsky écrivit ces mots au célèbre chercheur:

Je me souviens, en lisant […] votre étude parue alors, avoir coché le passage (que je viens de retrouver): «le héros d’un roman déclaré tel peut-il avoir le même nom que l’auteur? Rien n’empêcherait la chose d’exister, mais dans la pratique, aucun exemple ne se présente d’une telle recherche». J’étais alors en pleine rédaction [de Fils] et cela m’avait concerné, atteint au plus vif. [J’ai] voulu très profondément remplir cette «case» que votre analyse laissait vide1.…

Dans ses autofictions, Doubrovsky met en scène un narrateur qui s’appelle comme lui; un écrivain et universitaire, comme lui; un Juif qui a dû porter l’étoile jaune pendant la guerre et qui ne s’en est jamais remis, comme lui. «Serge» est systématiquement en rapport avec une femme, qui est aussi une de ses lectrices et qui vit le plus souvent très mal le fait qu’il écrive sur elle, prenant ainsi le contrôle de leur récit commun. Le roman met alors en scène l’histoire torturée et conflictuelle de sa propre écriture. Toutes accusent «Serge» de fictionnaliser les faits à son propre avantage. Il leur répond que c’est justement ça, l’autofiction: admettre qu’écrire sa vie, c’est l’écrire sous l’influence de sa propre subjectivité, de son propre inconscient, de ses propres biais. Ma vérité sera toujours la fiction d’un ou d’une autre. La vérité de l’autobiographie est un leurre.

Ces disputes entre l’écrivain et ses lectrices, qui sont aussi ses personnages, sont l’occasion d’une des plus riches réflexions de la littérature moderne sur ce que lire veut dire, et surtout sur ce qu’on attend d’un livre quand on l’ouvre et qu’on sait qu’il correspond à tel ou tel genre littéraire. L’autofiction viendrait saboter ce système d’attentes trop bien rodé.

Cette réflexion sur le rapport auteur-lectrices est doublée d’une autre grande trame de l’œuvre doubrovskienne, la lutte des sexes, grâce à laquelle l’écrivain – qui se décrit lui-même comme vieux jeu et macho en matière de rapports hommes-femmes – est obligé de reconnaître ce qu’il appelle la part féminine en lui. De reconnaître qu’en plus de vivre comme auteur sur la frontière entre deux genres littéraires, il porte en lui les deux genres sexués.

Un genre monstrueux

L’autofiction fait fi des genres et se met en scène. Enfin, elle était tout ça, car elle n’a plus à le faire; elle peut maintenant simplement exister. Mais avec Valide, vous avez trouvé une façon de renouer avec cette démarche de défiance littéraire, tout en la réinventant.

Je m’étais habitué·e aux grands écarts identitaires, j’avais le «moi» en arrêt de croissance. Mon genre affiché variait selon mes envies, mes pulsions, mes lubies. Je n’appartenais à aucun club, je ne me revendiquais d’aucun drapeau. Une homme, un femme, un Québécois à l’accent français, une Française qui sacrait, un androgyne bilingual sans contours clairs en parfaite symbiose avec Montréal…

Cet extrait de votre roman m’a rappelé le jour où j’ai découvert le travail de John Ireland. Dans un article intitulé «Monstrous Writing», il écrit:

Le «monstre», selon Larousse, est d’abord et avant tout un phénomène contraire à la «nature». On le sait, c’est la nature qui délimite les genres, eux-mêmes à la source des frontières nécessaires à toute classification. Ce sont précisément ces frontières que l’autofiction est déterminée à ébranler, et à saper. […] Exploitant toutes les facettes de sa biographie sexuelle, réelle comme imaginée – biographie marquée par une conscience aiguë du caractère bisexuel de son personnage littéraire –,
la grande lucidité de Doubrovsky consiste à transformer la figure du monstre en machine rhétorique qui mine, de manière systématique et totale, à la fois les notions de genre sexué (catégorie fondée sur la distinction naturelle des sexes) […] et de genre littéraire («ensemble de particularités» permettant de regrouper «des sujets littéraires de nature similaire»)
2.

Dans Valide, c’est exactement cela qui se passe. À David, l’intelligence artificielle qui est l’incarnation du conservatisme et de la déshumanisation qui nous guettent, Christian·Christelle oppose un récit de vie qui porte en lui l’irréductible singularité de l’expérience humaine, mais aussi celle du geste de la raconter.

Cette irréductible singularité de l’histoire que raconte l’héroïne à David est le miroir de l’irréductible singularité du roman que vous, Chris, nous donnez à lire à nous, lecteurs et lectrices dont le regard est peut-être un peu figé dans des attentes qui gagnent à être bouleversées.

Votre héroïne et votre livre explorent et font exploser ces entraves que nous avons intégrées jusqu’à ne plus avoir conscience de leur présence. Prison de la supposée incompatibilité d’origines différentes au sein d’une même personne. Prison de la haute culture qui doit rester étanche et fermée à la culture populaire. Prison d’une génération (nous sommes, vous et moi, nées au début des années 1970: si vous saviez tout ce que j’ai reconnu dans votre roman!). Prison des classes sociales séparées par des fossés. Prisons de la féminité et de la masculinité telles que socialement conçues.

À ce feuillet était broché une espèce de contrat: neuf pages détaillant les possibles effets secondaires et autres risques de santé attribuables à la prise d’hormones. Au menu: cancer du sein; risque de thromboses, de maladies cardiovasculaires; nausée; vomissement; troubles intestinaux; insuffisance rénale; troubles du foie. La joie. Et puis, à la suite de ce chapelet d’horreurs, il y avait un dernier avertissement.

Les personnes clairement identifiables comme transgenres peuvent connaître des situations difficiles à vivre: violences, abandon par la famille, perte d’emploi.

Les autorités me préparaient ainsi aux effets secondaires sociétaux de la transition.

Valide… et neuf!

Rencontrer Valide a réveillé en moi un volcan qui dormait: ma passion pour les auteurs et autrices qui détricotent les acquis; pour les autofictions qui cassent les codes de leur temps; pour les textes scandaleux et inclassables qui font réfléchir à ce que veut dire tout classement.

Je dois vous dire, Chris, qu’il y avait longtemps que j’avais ressenti cela.

On a beaucoup parlé de votre livre et des prises de parole dont vous l’avez entouré, qui étaient des gestes socialement courageux. Je suis on ne peut plus d’accord. Mais je trouvais important de vous parler aussi du courage de votre livre comme geste littéraire.

Je me rappelle ces mots dans Valide: «J’autorise et recommande le début d’un traitement hormonal afin de confirmer l’expression de son genre souhaité.» C’est une thérapeute qui donne ce sésame tant attendu à Christian, lui permettant ainsi d’amorcer sa transition.

Dans ces mots, je lis aussi autre chose.

Je lis que ce livre, vous l’avez écrit dans le genre souhaité, forme que vous avez inventée sur mesure pour y couler ce que vous aviez à nous dire.

Pour moi, c’est ça, la littérature.

Chris, j’ai hâte à ce verre ensemble.

Je vous embrasse.

Mélikah

 


Mélikah Abdelmoumen est née à Chicoutimi en 1972. Elle a séjourné en France de 2005 à 2017 et vit maintenant à Montréal. Elle a signé de nombreux articles, romans, essais, récits. Son plus récent livre, Douze ans en France, paraissait en 2018. Elle sera la prochaine rédactrice en chef de LQ.

  • 1. Serge Doubrovsky, lettre à Philippe Lejeune, citée par P. Lejeune dans Moi aussi, Paris, Seuil, 1986.
  • 2. John Ireland, «Introduction: Monstrous Writing», Genre. Forms of Discourse and Culture, vol. xxvi, no 1, printemps 1993. Traduction de Mélikah Abdelmoumen, citée dans L’école des lectrices: Doubrovsky et la dialectique de l’écrivain, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. «Autofictions (etc.)», 2011.
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