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Lettre à un jeune critique

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Sans prétendre jouer le rôle d’un Rainer Maria Rilke s’adressant à un jeune poète (qui était cadet dans une académie militaire), me voici écrivant à un jeune homme ou à une jeune femme du Québec qui désirerait entrer dans le métier de la critique, métier délicat autant que celui de la poésie d’ailleurs, si vous voulez un premier avis… Car c’est déjà ça, la critique, rien de moins qu’un art

Je vous préviens que je place haut l’importance de ce métier qui est aussi un boulot que d’autres considèrent comme un gagne-pain (tout de suite, n’ayez aucun rêve à cet égard!), un service à la clientèle, un accompagnement de l’artiste, quand d’autres, les «critiqués», la reçoivent ou comme un cadeau ou comme un coup bas. Sachez que vous allez entrer dans une zone pas très franche, pas très libre, où vous aurez à faire face à de l’ensorcellement et à de la turbulence. Attachés de presse et éditeurs vous auront à l’œil, les écrivains feindront de vous ignorer.

Qu’est-ce donc que critiquer? «Juger comme décisif», propose Le Robert. Ce qui n’est rien d’autre que la capacité de penser, judicieusement, librement. Je critique donc je suis, disais-je à des jeunes hommes et à des jeunes femmes, critiqueurs en herbe, avec qui j’ai tenu en 2010 (à l’invitation de Wajdi Mouawad, rare artiste à considérer la critique essentielle si compétente) un séminaire sur le vieux métier de Sainte-Beuve (que Proust, à tort, n’aimait pas).

La critique (littéraire, musicale, cinématographique, théâtrale, c’est du pareil au même) n’est pas une science, elle ne s’apprend pas sur les bancs d’une école mais sur le tas, dans sa pratique même. Le critique sera éventuellement un bon critique non pas selon des critères académiques mais selon son engagement personnel plus ou moins entier dans l’exercice de réflexion que cette activité représente, et dans la mesure de son intelligence à lui, de sa compréhension du monde dans lequel ce livre, cette pièce, ce film surgissent, ou reviennent. Second avis: on est lecteur avant d’être critique. Il faut avoir lu large et de près…, avoir choisi ses chemins en connaissance des autres, demeurer ouvert aux autres.

La situation est problématique, cependant. Contrairement à naguère, quand le critique était un ponte issu de l’université et bardé de culture livresque ou un praticien doué et enthousiaste venu d’un milieu culturel privilégié, le jeune critique d’aujourd’hui — à l’heure de la convergence des médias, du bordel des réseaux sociaux, de la dictature du divertissement — est à l’essai, constamment, on peut l’avoir engagé sans vérifier sa compétence, et le virer s’il heurte la machine commerciale qui a pris les commandes du monde culturel. Il doit naviguer à vue et sa qualité première — s’il est lecteur, s’il a conscience d’exercer un art et donc d’être exigeant aussi envers lui — sera d’éveil et de doute à la fois (en questionnement, en refus de l’adhésion à l’ensemble).

Il faut des dispositions, bien sûr, c’est-à-dire une plume, idéalement un style, mais il est d’abord essentiel d’avoir, chevillé, ce solide sens critique sans inhibition qui s’exercera autant face à la société dans laquelle le critique vit que face aux œuvres et produits plus ou moins artistiques qui en ressortent. Bref, il faut une bonne dose d’assurance et d’audace (dont on saura éliminer l’ambition et la violence mais non point l’aplomb et le culot) pour tenir bon, croire à ses jugements, les défendre, ne pas craindre l’isolement, garder une distance face aux artistes (fuir les lancements!), et finalement n’être (si je puis me permettre de reprendre le titre d’un de mes essais) l’allié de personne (sinon du lecteur, seule personne à qui vous devrez vous adresser!).

L’affaire n’est pas simple, car on peut dire de la critique ce que l’on dit du théâtre, qu’elle obéit à des lois strictes que personne n’a jamais établies. Dans strictes, il faut comprendre l’honnêteté, l’indépendance d’esprit, le travail sérieux, la justesse dans l’admiration autant que dans l’éreintement. Ce n’est pas un métier de juste milieu, de pas trop mal, de cependant, de quoique, de par ailleurs, de quant à

Pour en avoir fait le métier de ma vie, je peux vous dire que c’est un métier de combat, de résistance, quasiment de maquis tant les menaces de tous ordres (corporatistes, populistes, publicistes, anti-intellectualistes, économistes) sont constantes et en progression sur la liberté de blâmer; or, comme le faisait dire Beaumarchais à son personnage frondeur du Mariage de Figaro, sans elle, cette liberté, «il n’est point d’éloge flatteur».♦

 


Journaliste, critique, chroniqueur, Robert Lévesque est essayiste. Il a publié chez Boréal Un siècle en pièces, Déraillements, Vies livresques. Il y dirige la collection «Liberté Grande».

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