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L’essai au risque du monde*

L’essai au risque du monde*
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On devrait écrire un essai la moitié avec un crayon, l’autre moitié avec une efface.
Jacques Brault

 

Lors des Correspondances d’Eastman, en août dernier, trois auteurs — Kateri Lemmens, Daniel Grenier et Étienne Beaulieu — ont décortiqué l’essai durant près de 75 minutes. Il faisait chaud sous le chapiteau cet après-midi-là, l’ampleur de la foule en était donc d’autant plus surprenante: une bonne centaine de participants, dont plusieurs papier et crayon à la main, ne perdant pas un mot de la féconde discussion sur scène. La nature inachevée de l’essai, son caractère de réflexion performative et sa capacité à capter un mouvement transitoire de la conscience de son auteur ont largement occupé les échanges. «L’essayiste n’est pas quelqu’un qui a des réponses», a poussé Étienne Beaulieu.

Comment un éditeur peut-il travailler un manuscrit si la matière qui le compose est mouvante et si son auteur ne tire pas toujours de conclusions claires à propos de ce qu’il formule? Faut-il plancher sur le contenu? Le contenant? La personnalité de l’écrivain? La machine commerciale? Faut-il commenter le débat de l’heure? L’essai et le pamphlet ont perdu leur rôle de brasseurs d’opinions et de commentateurs de chaudes actualités depuis l’arrivée des médias sociaux, croit Dominique Garand, professeur de littérature à l’UQAM. Pour lui, il est réducteur de considérer l’essai comme un simple véhicule d’idées. Au contraire, «c’est une création à part entière où l’on emploie comme matériau les idées et l’analyse, mais c’est aussi beaucoup plus que ça», explique l’un des maîtres québécois du genre, Pierre Vadeboncœur, dans le documentaire de Marcel Jean Écrire pour penser1.

Le continuum de l’indignation

Interrogé sur les habiletés et compétences utiles aux éditeurs d’essais, Alain-Nicolas Renaud, directeur de l’édition chez VLB et l’Hexagone, tente de définir la profession: «J’imagine qu’il faut être touche-à-tout et forcément un peu maniaque dans la vérification des faits, des sources et de la solidité du raisonnement. La dernière chose est vraiment importante. On n’a pas à être d’accord avec l’auteur, mais il faut que ça se tienne. Sinon, c’est insultant pour le lecteur.»

Maintenir la rigueur dans l’argumentation, bien sûr, mais aussi posséder un «flair éditorial», selon Barbara Caretta-Debays, éditrice chez Écosociété, quand vient le temps de repérer des idées et des auteurs. Pour elle, la qualité primordiale d’une éditrice ou d’un éditeur d’essais est de «se tenir au courant des débats qui traversent nos sociétés».

Et cela, je le crois, est encore plus vrai pour des maisons d’édition engagées comme Écosociété, née en 1992 du désir de plusieurs militants de combler un vide: le manque d’écrits sur les enjeux liés à l’environnement. C’est aussi vrai pour Remue-Ménage, maison créée en 1975 par un groupe de femmes voulant s’abreuver à la pensée et aux textes féministes, peu accessibles voilà 40 ans.

«Je crois qu’il faut être animée d’une passion quasi spirituelle pour l’intelligibilité du texte et pour la vulgarisation de la pensée critique.» Anne Migner-Laurin est éditrice chez Remue-ménage. Elle croit que pour exercer ce métier, il faut «faire montre d’une polyvalence sans faille, et surtout d’humilité, car de côtoyer les plus grandes penseuses est un honneur, tout comme un rappel constant de l’étendue de son ignorance. C’est aussi apprendre à se mouvoir sur la corde raide: chercher ce difficile équilibre entre une totale rigueur et une entière flexibilité.»

Enfin, ajoute-t-elle, «être éditrice féministe, c’est pouvoir vivre en permanence sur le continuum de l’indignation. Ce n’est pas une qualité, mais c’est certainement un prérequis d’embauche».

Pourquoi vouloir être éditrice ou éditeur si l’indignation en est le principal moteur? Est-ce que ce poids est lourd à porter, notamment au sein d’une maison qui a une longue histoire? «Je me sens très privilégiée de travailler chez Écosociété, d’être en contact avec des auteurs et autrices qui «brassent la cage» des idées reçues et qui animent véritablement le débat public, commente Caretta-Debays. On a le sentiment de faire œuvre utile, de participer à quelque chose de plus grand que soi.»

C’est auprès des auteurs, dans l’amour du texte et des mots, dans ce lien si ténu, si fragile, qu’Alain-Nicolas Renaud débusque l’une des valorisations de son travail, même si, pour lui, tous les acteurs du livre sont primordiaux: «Je ne pense pas que les éditeurs sont importants, sauf pour leurs auteurs (ce qui n’est pas rien). L’édition c’est de l’artisanat, comme n’importe quelle autre job de la chaîne du livre. Peut-être un peu plus névrogène…»

Loin de la tour d’ivoire: le rôle de l’essai

L’essayiste tire-t-il une sonnette d’alarme ou vagabonde-t-il autour d’un sujet qui lui tient à cœur? Bien sûr, l’essai, comme catégorie littéraire, est plus que galvaudée (voir à ce sujet les textes de Marie-Ève Sévigny et de Jean-François Nadeau dans le présent dossier) et peut prendre diverses formes — pamphlet, chronique, essai littéraire, récit, essai historique, politique, écologique, sociologique,etc. — ainsi que se déployer dans plusieurs disciplines. C’est ce que François Ricard nomme «la prose d’idées», dans laquelle on a fait entrer tout ce qui «n’est ni de la poésie, ni du roman, ni du théâtre».

Et que faire des textes plus personnels? Où un «je» affirmé se voit pousser des ailes? «Entre le roman et l’essai, il y a le récit, aussi, explique Alain-Nicolas Renaud. Dans tous les cas, il y a la subjectivité, la personnalité de l’auteur, et cette affaire étrange qu’on appelle paresseusement le style.»

«Est-ce que l’essayiste est un auteur à part entière dans le monde de la littérature? demande Élodie Comtois, responsable communications, médias et commercial chez Écosociété. Ou voit-on l’essayiste comme une figure qui sort des universités, comme l’expert? Pour nous, l’essayiste est un auteur à part entière qui joue un rôle dans l’espace littéraire et nous donne des textes qui nous font réfléchir en littérature: un rôle très important.»

En plus de convier plusieurs essayistes québécois marquants comme Lise Gauvin, Jacques Brault, Pierre Vadeboncœur ou François Ricard, et d’autres, que les agissements déplorables ont relayés hors champ, comme Jean Larose et Paul Chamberland, Marcel Jean laisse la parole dans Écrire pour penser au célèbre duo d’anthropologues-communicateurs-auteurs: Bernard Arcand et Serge Bouchard. Leur profonde amitié est contagieuse et ils commentent l’espace de l’essai sur fond de hot-dogs et de match de baseball au stade olympique (oui, Youppi était encore dans le giron des Expos et l’équipe avait encore Felipe Alou comme entraîneur).

«Il n’y a jamais de réponses», de dire Bouchard; «On n’épuise jamais un sujet», d’ajouter Arcand. Eux qui ont animé ensemble, de 1992 à 1996, l’émission Le lieu commun à la radio de Radio-Canada et publié, toujours ensemble, une dizaine d’ouvrages,
des recueils d’essais dans lesquels ils se sont attardés à déboulonner plusieurs mythes et lieux communs de la société québécoise (ah le pâté chinois!), s’obstinent sous la caméra de Marcel Jean à savoir si l’essai est un genre écrit par des «vieux» et s’il a encore une quelconque utilité. Dans tous les cas, conclut Bouchard, chaque essai est «un cumul d’expériences,
de sensibilités et de connaissances. Il y a des couches là-dedans, des savoirs, des expériences, du terrain, une sorte de sensibilité qui se développe.» Tout cela dans le but d’éclairer un tant soit peu, et temporairement, un sujet, croient-ils.

Barbara Caretta-Debays croit que l’essai a un rôle très important à jouer au sein de nos collectivités. Et il me semble que c’est encore plus vrai au Québec, société où la parole des artistes, des créateurs et des essayistes a fleureté de près avec la politique et l’engagement. L’essai «doit donner les outils aux citoyen·ne·s afin de mieux réfléchir le monde, d’interroger celles et ceux qui sont en position de pouvoir, de débattre du bien commun. C’est ce qu’on appelle la conversation démocratique, et l’éditrice et l’éditeur doivent être branchés sur l’antenne avec une bonne paire d’écouteurs! De ce point de vue, l’édition d’essais n’est pas détachée du “monde réel”, elle est au contraire dans une sorte de dialectique avec lui.»

Faire éclore le monde (et la parole des femmes)

«Peut-on arrêter de seulement lire des essais écrits par des femmes dans les cours de littérature féministe?» demande Kateri Lemmens. Cette question est devenue presque un leitmotiv que l’on se répète à toutes les sauces dans le monde de la littérature et des idées. Une autre question dont on ne finit pas de débattre est l’attrait moindre des femmes pour l’essai. Si des maisons comme Remue-ménage, dédiées à la parole féministe, sont essentielles, les femmes publient drastiquement moins d’essais que leurs confrères. À titre d’exemple, les Prix du Gouverneur général ont récompensé seulement quatre essais écrits par des femmes ces vingt dernières années. Pour le roman, c’est le contraire, les femmes y tiennent le haut du pavé pour la même période. «Les femmes pensent beaucoup dans l’essai; est-ce le milieu littéraire et intellectuel qui a de la misère à les recevoir?», ajoute Lemmens.

Mais peu importe s’il est écrit par un homme ou par une femme, l’essai doit se distinguer aussi par ses propositions, son projet. Et c’est au cœur du travail éditorial et de la nécessaire passion de ceux qui l’exercent. Alain-Nicolas Renaud a «la chair de poule, qui [l]’étonne à chaque fois, quand [il] tombe sur un projet brillant.»

Barbara Caretta-Debays apporte un soin particulier à langue: «Choisir le mot juste, éviter les répétitions, viser la clarté et la concision… J’aime beaucoup cet aspect du métier, qui exige par ailleurs beaucoup de minutie.»

Anne Migner-Laurin croit qu’il faut de la profondeur et du style pour écrire un bon essai. «Ensuite, ajoute-t-elle, si le sujet est sur toutes les lèvres — ou comme nous nous plaisons à le rappeler, sera sur toutes les lèvres d’ici cinq à dix ans —, c’est de l’or en barre.» L’essai pour faire éclore le monde de demain? ♦

 
*Ce titre m’a été inspiré par le titre de la discussion des Correspondances d’Eastman, «L’essai au risque de la littérature», qui a eu lieu le vendredi 10 août 2018, en présence de Kateri Lemmens, de Daniel Grenier et d’Étienne Beaulieu.
  • 1. Écrire pour penser, réalisation Marcel Jean, 1998.
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