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Les voix du corps

Un livre nuancé, profond, parsemé de détails et doté d’une gravité engageante pour les lecteur·rices.

Beau livre

Un livre nuancé, profond, parsemé de détails et doté d’une gravité engageante pour les lecteur·rices.

Il est difficile de critiquer à chaud le plus récent livre de Sophie Jodoin en raison de sa retenue esthétique, de la tension entre ce qui est écrit, vu et vécu. Les propos de l’artiste et de la commissaire Anne-Marie St-Jean Aubre – qui ont par ailleurs travaillé en étroite collaboration à ce projet – sont à la fois denses et concrets, aériens et métaphoriques. Avant de devenir un livre d’artiste, Sophie Jodoin: Room(s) to move: je, tu, elle a d’abord été une «exposition-bilan» présentée dans trois lieux. Chacun d’entre eux, par ses caractéristiques architecturales et son environnement, a incarné un véritable «point d’ancrage […] donnant littéralement forme à trois points de vue narratifs (je, tu et elle) qui sont autant de facettes d’une identité féminine traversée par un mouvement qui ébranle les assises». Or, ces facettes ne forment qu’une seule et même personne.

Au corps

Les lecteur·rices prendront le temps de tourner les pages blanc cassé, d’admirer les collages en noir et blanc de parties du corps ou de silhouettes, qui présentent quelques similitudes avec la grammaire visuelle de l’artiste belge Katrien De Blauwer. La reliure, cousue, permet aussi de laisser l’œuvre à plat et de se plonger dans les nombreuses reproductions photocopiées de pages chiffonnées d’un livre et de pages de titre détournées de leur sens premier. Au tout début de l’ouvrage, immédiatement après la page de garde, apparaît une série de noms de femmes, comme un écho du précédent opus de Jodoin (Les confessions, Le Laps, 2019). Le présent volume approfondit les réflexions de l’artiste – réflexions qui «recouvre[nt] l’enjeu de la subjectivité féminine»; les réalités de l’intime et du social entremêlent observations et sensations. Ces dernières, dans l’ensemble, prennent la forme de mots découpés, de phrases, de diagrammes modifiés et de photographies sur le thème de la corporalité délestée de presque toute figuration – Jodoin s’efforçant de trouver de nouvelles manières de représenter le corps.

Vient ensuite le texte assez explicatif de la commissaire, qui raconte d’abord sa rencontre avec Jodoin. Elle dresse le bilan d’une pratique et le portrait d’une démarche. Utilisant comme pivots les œuvres d’Annie Ernaux et celles de théoricien·nes de l’art, St-Jean Aubre clarifie le parcours de Room(s) to move et montre ses points d’entrée. Les vues d’installation, réalisées par Éliane Excoffier et André Bénéteau, restituent adroitement les mises en scène installatives des expositions. Sur papier gris, les photos en noir et blanc, au contraste peu élevé, constituent à elles seules des bijoux. Je pense notamment à celles des tables chargées d’éléments de l’exposition: elles sont des collages autonomes. Le rendu des impressions et l’atmosphère qu’elles dégagent sont impeccables. L’ouvrage remplit à merveille le rôle d’un catalogue rétrospectif, mais ses choix esthétiques et formels en font un véritable livre d’artiste. Laisser les œuvres sans cartel, dans une logique narrative plutôt qu’une suite chronologique ou organisationnelle, et isoler l’essai du reste du contenu contribuent à ce qu’on s’immerge mieux dans le volume, à ce qu’on y vive plus intensément.

Faire corps, faire voix

Comme l’écrit Saint-Jean Aubre, les mécanismes minimalistes de l’exposition Sophie Jodoin: Room(s) to move: je, tu, elle situent dans l’espace le sujet, qui rend son identité visible dans ce même espace. Or, le livre d’artiste arrive à un résultat semblable. Le tournoiement des pages, les réflexions, les allers-retours entre les textes et les images; les regards miment ceux d’un·e spectateur·rice, «tout autant objet du regard que les œuvres […] présentées». Comme Jodoin privilégie une «valeur collective» du «je» plutôt qu’un «je» unidimensionnel, une certaine distanciation s’établit avec le sujet, qui «dépasse l’horizon personnel pour rejoindre autrui». Il va sans dire que le ressenti est puissant: l’émotion n’est jamais absente. Room(s) to move incite à la réflexion, plus encore à la compassion, et nous donne accès, d’une certaine façon, à la «beauté» du corps. Jodoin raconte, dans le texte de St-Jean Aubre, qu’elle se méfie du «beau» en art parce qu’il réfère à une «technique, un savoir-faire». En effet, l’écriture visuelle qu’elle propose, qui ne découle d’aucun manifeste, nous fait plutôt penser à une «charge émotionnelle et conceptuelle forte»; à la nécessité d’être un corps de parole, qui produit une voix et nous intime de l’entendre.

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Anne-Marie St-Jean Aubre, Sophie Jodoin
Saint-Hyacinthe / Barrie / Saint-Jérôme, Centre Expression / MacLaren Art Center / Musée d'art contemporain des Laurentides
2021, 224 p., 55.00 $