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Les villes meurent aussi

Dans Impermanence, l’éphémère réside aussi bien dans le portrait d’un être cher que dans un arbre vieux de cent ans ou dans une barque où l’écope est inutile.

Beau livre

Dans Impermanence, l’éphémère réside aussi bien dans le portrait d’un être cher que dans un arbre vieux de cent ans ou dans une barque où l’écope est inutile.

La photographie est parfois l’affaire d’ectoplasmes déambulant dans une ville perdue, cherchant à revivre par la foudre d’un regard ou, à tout le moins, à trouver une forme de rédemption, d’apaisement dans la fixité du temps photographique. Ils visent, comme nous tous d’ailleurs, à contrer l’effacement. Il en va de même des villes qui désirent atteindre le haut siège de l’immortalité. C’est ce dont témoigne le photographe Renaud Philippe dans Impermanence, son premier livre d’artiste autoédité. Véritable catastrophe au ralenti, la terre de Bangkok est meuble et sa nappe phréatique assaillie par les industries; le béton s’enfonce et l’océan avance sur les marches de la cité. Un monde est en train de s’étouffer, de se noyer dans sa propre fange, lentement mais sûrement. À raison de deux à cinq centimètres par annéace, des secteurs entiers de la ville «imprenable du dieu Indra» seront dès 2030 complètement submergés.

Incantations

La beauté plastique de l’objet — son papier, sa qualité d’impression, son design — est indéniable et reconnaissable au premier coup d’œil. Pour preuve, ce prix remporté dans la catégorie «Livres», au 58th Annual Design Competition organisé par le prestigieux magazine Communication Arts pour le travail effectué avec l’agence Criterium. Très loin des pauvres et imbuvables soupes que produit (trop) souvent l’autoédition.

Des inscriptions dorées en thaï ornent le pourtour de la couverture; pour le lecteur d’ici, l’idiome partage le mystère de runes antiques et de quelque sorcellerie de Salem comme si, d’entrée de jeu, le livre nous invitait à réciter une formule magique afin d’inverser le processus de disparition de la mégapole. D’autres éléments éclairent de leur dorure le carton mat et charbonneux de la quatrième de couverture et du dos de l’ouvrage. On retrouvera cette lumière au centre du livre: une suite poétique de Vanessa Bell écrite sur deux feuillets aux ors éblouissants suggérant à juste titre que la poésie serait une langue enfantée par le soleil. Le contraste visuel est saisissant de beauté. Les poèmes, malgré quelques formulations bancales, parviennent en un élégant contrepoint à souligner l’imagerie de Philippe et collent à l’ambiance qui se dégage de plusieurs photos du livre. Aurait-on souhaité que les poèmes soient davantage incarnés, de sorte qu’ils offrent une meilleure prise sur le sujet, une adhérence entre le lecteur et le travail de l’artiste afin de «s’amarrer à une île/comme on retrouve un frère/désappris»? J’incline à le penser.

Permanence

D’un mastodonte de ville, de ses chantiers boueux où l’on érige de nouvelles structures de béton, Renaud Philippe réussit à tirer des photos vaporeuses et contemplatives. Les œuvres les plus accomplies et les plus envoûtantes combinent l’exigence que demande la pratique du photojournalisme sans s’interdire toutefois une dose de lyrisme dans la «mise en scène» du sujet. Le photographe souhaite vivement élever la ville, la retirer de la vase où elle s’enfonce. Le visage d’un homme voilé par les drapés d’un chantier de construction ou celle d’un autre priant au centre-ville constituent autant de belles envolées dans le corpus par moments plus terre-à-terre. La mise à distance provoquée par une lentille embuée, par des perles d’eau floues glissant dans le cadre — pensons aussi à ces clichés dont les scintillantes réflexions et renvois d’ombre sur la terre inondée — nous plongent dans un univers étrange où tout semble en suspens. Ces images enivrantes qui ont tout d’un rêve éveillé auraient réjoui, du fond de son antre, l’invisible Chris Marker.

Ne cherchant pas de cadrage savant ni d’échelle de contraste surfaite, les photos, pour ainsi dire, ne sentent pas le fabriqué et arrivent de ce fait à traduire plus justement la transformation de cette ville prisonnière d’un étrange purgatoire. Ce qui en revanche joue contre une partie du corpus où un prosaïsme latent mine l’éclat et l’intensité du projet. Sa touche impressionniste ne parvient plus dans ce contexte à émouvoir ou à susciter le mystère, mais affaiblit la proposition, provoquant du coup de légers haussements d’épaules. Alliage défaillant, la sélection est tiraillée entre une représentation brute et candide de la situation et une autre plus lyrique, enchantée par une beauté presque pastorale. Si elle surprend le lecteur par moments, elle arrive aussi à le perdre; les photographies semblent dépourvues de contexte ou d’indices permettant à l’œil de ne pas s’échouer.

L’ouvrage reste fort pourtant, car jamais il n’adopte un point de vue doloriste; peu d’esbroufe chez l’artiste, et le jeu de séduction tape-à-l’œil où se jettent, tristement parfois, beaucoup de photographes de presse en quête de unes, nous est épargné. Renaud Philippe sait faire rêver ses photos; rêver comme une brume enveloppante qui, après son passage, lave notre regard et nous donne une vue plus claire.♦

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Renaud Philippe
Québec, Conception : Criterium
2017, 96 p., 57.00 $