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Les temps sont aux parapluies, Moe

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Premières impressions
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Salut Moe,

C’est encore moi. Je sais, je t’écris beaucoup, mais tu es la seule qui sait encore qui je suis. Malgré les sapinières qui nous séparent, ton existence me permet de moins disparaître du monde. Tu sais, c’est de plus en plus vide ici. Même les chevreuils, d’habitude si animés, ont les yeux fatigués.

Mais j’ai quelque chose à te raconter, Moe. Quelque chose d’incroyable. Hier, hier encore, j’ai pu apercevoir la magie qui comble la solitude. Hier, j’ai encore vu les grenouilles tomber du ciel. C’est la troisième fois que je vois leurs corps visqueux chuter, leurs membres s’agiter sous la puissance du vent, pour ensuite atterrir miraculeusement sur l’herbe mouillée sans se blesser. Ces averses chaque fois brèves, mais torrentielles, je les observe le nez écrasé sur la vitre, sans cligner des paupières. Quelques minutes après leur atterrissage, le temps qu’elles reprennent leurs esprits, je vois les petites créatures se gonfler d’orgueil et déguerpir en sautillant vers la forêt. Toujours vers la forêt. Peut-être qu’elles se réunissent là-bas pour échanger sur les nimbus.

C’est depuis le début de la saison des pluies que ça arrive, cette saison maudite que toi, tu connais si bien. Après tant d’années ici, tu as appris à les apprivoiser, les cieux lourds, croulant sous le gris des nuages moqueurs, l’odeur de terre humide qui s’accroche à notre peau et à nos vêtements, qui étouffe les autres parfums désireux d’habiter nos narines, les os qui ne sèchent jamais, la rivière qui nous suit partout, qui s’invite dans nos lits où elle dort près de nos corps, son souffle froid chatouillant nos joues.

La saison est particulièrement longue cette année. Mes souliers n’ont jamais été aussi détrempés. Avec toute cette eau, j’imagine qu’elles ne savaient simplement plus où aller, les grenouilles. Ou bien c’est qu’elles voulaient profiter des intenses giboulées pour explorer le monde, en grimpant sur l’air chargé d’eau pour se hisser là où elles n’ont jamais pu aller. 

La nuit, je les entends coasser de loin. Elles doivent maintenant être un millier à jacasser ainsi, à l’heure qui leur plaît. Le bruit uniforme, constant qui sort du bois est devenu un oreiller sur lequel ma tête peut se reposer, un bruit de fond qui me fait oublier les ronflements de la rivière dans mon oreille.

Je voulais te raconter ça, Moe, parce que ce matin, j’ai trouvé une rainette ibérique dans ma botte. C’est la première fois que j’en vois une en vrai. Je l’ai reconnue parce que j’ai relu une bonne quinzaine de fois ton titanesque ouvrage qui répertorie les différentes espèces d’amphibiens. Grâce à ton livre, je sais aussi que ça ne vit pas ici, les rainettes ibériques. Je crois qu’on m’envoie un message de très loin, un signe que notre coin de pays est encore capable de recevoir des invités. Que même si beaucoup le fuient, la vie y est encore possible. J’ai préparé une chambre pour accueillir convenablement la vacancière. Au moment où je t’écris, nous sommes toutes deux repues de soupe de diptères, un réel souper de reines.

Alors voilà, je voulais te dire que ça va bien. Je pense à toi souvent, tu me manques. La rainette et moi serions ravies que tu viennes nous rendre visite.

Je t’aime, Moe,

Numa

 


PREMIÈRES IMPRESSIONS
Les deux textes présentés dans cette section sont issus d’un événement intercollégial intitulé Premières impressions. Il s’agit d’une rencontre annuelle, organisée par le Cégep de Saint-Jérôme, au cours de laquelle les étudiantes et étudiants provenant de divers cégeps à travers le Québec prennent part à une journée d’activités. Ils et elles peuvent alors partager leurs bonnes pratiques d’édition, rencontrer des artistes et des artisans qui leur offrent des conférences et des ateliers, produire une revue collective pendant une nuit de création littéraire et artistique, puis assister à un gala où les meilleurs textes et les meilleures publications sont récompensés par la remise de trophées et de bourses totalisant une valeur de 2500 $. Ces bourses sont remises grâce au programme Promotion de l’enseignement collégial: productions étudiantes du ministère de l’Enseignement supérieur. Cette année, lors de la rencontre qui s’est déroulée le 23 avril, Mélikah Abdelmoumen et Alexandre Vanasse ont présenté une conférence, en lien avec leur travail respectif de rédactrice en chef et d’éditeur de Lettres québécoises (LQ), et participé aux délibérations du jury pour la remise des prix. En effet, l’équipe de LQ s’engage désormais à transmettre ses savoirs à la plus jeune génération et à mettre en valeur les textes de la nouvelle génération d’écrivains et d’écrivaines. Vous trouverez donc ici les premiers prix pour les catégories «Meilleur texte en prose» et «Meilleur texte poétique», signés par deux autrices en herbe qu’il ne serait pas étonnant de voir un jour apparaître sur la scène littéraire québécoise.
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