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Les rêves avortés

Poésie du ventre, des entrailles, de la perte et du vide, Adieu les crevettes fait montre du dépouillement de l’intime, du dévoilement mortifère d’un passé avorté.

Poésie

Poésie du ventre, des entrailles, de la perte et du vide, Adieu les crevettes fait montre du dépouillement de l’intime, du dévoilement mortifère d’un passé avorté.

Le recueil s’ouvre en même temps qu’une petite boîte de souvenirs. Ci-gisent les disparues de l’autrice, ses morts embryonnaires qui flottent dans le néant amniotique de la mémoire vivante. Adieu les crevettes est le requiem pour les enfants que la poète n’aura jamais, et se lit comme l’ultime réconciliation avec ses propres décisions. Pourtant, une responsabilité demeure: celle du devoir parental et du viscéral besoin de prendre soin.

J’ouvre la boîte, leur refuge

les prends avec précaution

dans ma paume

les enveloppe de ouate

Comment faire le deuil de l’invisible? Là se pose la véritable question de Charlotte Francœur. Le «ventre-néant» de cette non-mère appelle les mots pour remplir le gouffre creusé par la perte. Les avortements successifs se transforment ici en murmures fantomatiques et contaminent la vie de celle qui ne peut oublier. Et comment oublier, quand une partie de soi demeure entachée de honte et ne peut fuir par les voies de l’acceptation et du choix? C’est par l’écriture que revient la possibilité de donner corps à cette histoire sans visage et d’espérer enfin une délivrance.

mes filles sans nom

ne m’appellent pas

maman

 

mes mortes n’ont jamais

vu le jour

et ses oiseaux migrateurs

Le texte permet aussi d’expier cet arrêt brutal de vie, de dire le regret de n’avoir pu partager les beautés du monde.

De quel choix est fait le choix?

Comment choisir? Quelle force pousse à prendre une décision plutôt qu’une autre? Le choix s’impose rarement de lui-même: il s’organise et se façonne en fonction des expériences antérieures. C’est parfois par la simple comparaison – l’intériorité en opposition à l’extérieur – que les actions se justifient.

Si j’avais voulu, comme elle

à vingt-huit ans

j’aurais eu trois enfants

à trente-trois ans j’aurais connu

un petit-fils

 

si j’avais voulu

moi aussi je serais

un peu plus vieille aujourd’hui

encore plus

fatiguée

Nul ne veut être exposé à ce que d’autres ont pu subir: là seul réside l’élément suffisamment puissant pour guider la raison. 

Dans la deuxième partie du recueil, Francœur puise son matériau poétique dans le récit familial pour expliquer les fondements de son rapport à la maternité. En brossant le portrait de sa mère et en reconstituant une partie de son existence, marquée par les enfantements multiples, l’autrice nous fait comprendre que le dévouement total de celle qui lui a donné la vie est vite devenu envahissant: «je porte sa colonne déraillée / ses genoux imprévisibles / le craquement de sa mâchoire».

La fatigue, la léthargie, puis la maladie de la mère sont les galets sur lesquels l’écrivaine se brûle les pieds. Son lien avec la figure maternelle est tel qu’il devient un repoussoir, tant la ressemblance physique entre les deux femmes est visible. La complexité des rapports avec les hommes de leur vie, partagée par la mère et par la fille, complète cette symétrie tragique: «j’aurais aimé tout garder / tout, sauf leur géniteur / et ma peine».

Une réconciliation

Ce n’est pas sans raison que Francœur cite la poète argentine Alejandra Pizarnik en exergue à son recueil. Cette dernière représente une figure poétique de l’abandon et du ressentiment. Et l’entrée de son journal, datée de 1957, aurait très bien pu boucler cette réflexion formée dans la chair: «Maintenant je sais que chaque poème doit venir d’un scandale absolu dans le sang.» Maintenant, l’écriture donne une forme infantile à la matrice qu’est devenue la page du poème. Les mots engendrent à leur tour, et le livre est issu d’une expérience sanglante de l’intime.

Des naissances, Francœur en a vu souvent. Des nourrissons littéraires, il y en a beaucoup à son actif. Avec la création des éditions Omri, nouvellement intégrées au catalogue du Noroît, et en œuvrant aujourd’hui comme codirectrice de cette dernière maison d’édition, elle peut finalement se targuer d’être prolifique et d’avoir constitué une belle fratrie poétique.

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Charlotte Francoeur
Montréal, Le Noroît
2023, 96 p., 20.95 $