Aller au contenu principal

Les présages ordinaires

Les présages ordinaires

Neuf jeunes femmes sont réunies dans l’hôtel d’un village. Elles y apprennent l’art du service pour d’éventuels clients qui n’arrivent pourtant pas. Atmosphérique, Strega, de Johanne Lykke Holm, est d’une lucidité implacable quant au sort réservé au genre féminin.

Roman

Neuf jeunes femmes sont réunies dans l’hôtel d’un village. Elles y apprennent l’art du service pour d’éventuels clients qui n’arrivent pourtant pas. Atmosphérique, Strega, de Johanne Lykke Holm, est d’une lucidité implacable quant au sort réservé au genre féminin.

Sur la quatrième de couverture, on mentionne que l’autrice enseigne l’écriture des femmes à l’École des Sorcières au Danemark. Dans une parfaite adéquation avec une institution dont on ne pouvait imaginer l’existence, Strega augure cet espace fantasmé qui tient davantage du rêve que de la réalité. Composé d’étrangetés et parcouru d’un souffle évoquant les incantations, le roman nous transporte vers les franges ténues de la fin de l’innocence.

Une cohorte à l’ouvrage

L’histoire est narrée par Rafa, une des jeunes femmes qui habitent l’hôtel Olympic où, avec huit congénères, elle apprend les rudiments de l’entretien ménager. Trois femmes s’occupent de l’enseignement et s’assurent du maintien de l’ordre dans l’établissement. Très vite, une sororité se crée: les protagonistes y puisent leurs forces pour affronter leur labeur, qui accapare la plus grande partie de leurs journées. Elles s’appuient les unes sur les autres, au sens propre comme au figuré, comme si elles étaient à tout moment sur le point de chuter. En dehors des tâches quotidiennes – récurer, passer l’aspirateur, cirer les planchers –, elles fument, lisent à voix haute, boivent du thé. Mais plane toujours dans l’air une aura étrange qui alerte les sens. Les odeurs sont puissantes, souvent terreuses ou minérales; la lumière, artificielle ou solaire, jette sur les choses une patine irradiante. Une fumée rouge, de source inconnue, surgit de temps en temps: elle ressemble à un feu signalétique qui prévient les jeunes femmes d’un danger, ou encore leur annonce qu’un événement s’est produit.

Par ailleurs, l’hôtel est dominé par le rouge: sa façade, les murs, la moisissure au plafond, la moquette. Le mot apparaît quatre-vingt-quatre fois dans le livre. Associé à la femme à cause du sang menstruel, et de l’attrait séducteur qu’on lui attribue, le rouge renvoie également à l’interdit, au crime et au monde interlope de la prostitution. Dans son essai Rouge: histoire d’une couleur (Seuil, 2016), Michel Pastoureau explique que cette couleur est la première que l’homme a maîtrisée et qu’elle a eu préséance durant des siècles, puisqu’elle représente la puissance et le pouvoir. Un halo hégémonique cerne donc le territoire de Strega.

Penser sa mort à l’aube naissante

Sous une apparente normalité règne un climat inquiétant. Une ombre indéfinissable se dissimule et guette les va-et-vient des jeunes filles, de leurs chambres vers les couloirs et la cuisine. Johanne Lykke Holm transmet avec une grande habileté ce sentiment de peur diffuse qui se loge au creux de chaque femme. Pour éviter que la menace prenne forme, les filles de l’Olympic obéissent aux ordres des trois maîtresses des lieux. Ce faisant, elles contribuent, sans le vouloir, à la puissance d’un dispositif bien huilé, de telle sorte qu’elles ont l’impression d’avoir consenti à ce qui leur arrive. «C’est une vie indigne dès le début, cette vie où le cerveau est remplacé par un système corrompu.» Lors d’une soirée donnée à l’hôtel à l’occasion d’une fête locale, les élèves exécutent avec précision les gestes qui leur ont été enseignés: elles s’acquittent du service, elles assument leur rôle de cavalière à la danse, elles présentent un spectacle en guise de divertissement.

Au petit matin, la troupe se rend compte que l’une d’entre elles a disparu. S’ensuivent des recherches; cependant, le pressentiment général penche du côté du drame: «Dans la vie de chaque femme, quelqu’un attend derrière la porte.» La narratrice s’imagine des rangées de femmes faisant antichambre; elles attendent que leur tour vienne, elles guettent le moment où le jour et la nuit leur seront ravis. À l’instar de ces victimes résignées, les résidentes de l’Olympic répondent docilement aux demandes des hommes, mais elles incarnent aussi un bataillon qui organise une insurrection. Dans son essai Les filles en série: des Barbies aux Pussy Riot (Remue-ménage, 2013), Martine Delvaux décrit bien cet état de fait, qui mènerait les captives d’une structure établie à la renverser: «Elles me donnaient l’impression de former à la fois un corps de ballet et une armée, des filles-chair à canon, produites par l’usine ordinaire de la misogynie, mais qui résistent à leur chosification. Des filles qui se redressent d’entre les mortes.» Car devant les miroirs de l’hôtel Olympic, où se reflète le rythme de leur cadence, les femmes rêvent de briser l’image, de la traverser et de se retrouver de l’autre côté, là où elles sont libres de s’inventer.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Johanne Lykke Holm
Traduit du suédois par Catherine Renaud
Saguenay, La Peuplade
2022, 256 p., 24.95 $