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Les Martiales

Laboratoire de création

Quand j’ai reçu carte blanche de l’équipe de Remue-ménage en 2018 pour créer ma propre collection, j’ai tout de suite su qu’un travail d’édition traditionnel ne suffirait pas et qu’il me faudrait le plus possible rendre cette brèche significative et signifiante. Il était évident pour moi que les femmes noires qui écrivent constitueraient le centre et le cœur de ce projet. Alors que paraissent seulement maintenant les premiers titres, «les Martiales» se sont mises à exister lentement depuis deux ans, à partir de mon appel et de la décision de mener avec quelques-unes un travail de fond en création. Le groupe s’appuie sur un principe de retrait qui ne permet ni que les noms soient connus d’avance ni que notre processus soit révélé, pas même à la maison d’édition. Nous tenons formellement aux secrets de nos sorcelleries.

La littérature québécoise a été enrichie depuis tellement longtemps par des voix qui ne sont pas d’origine canadienne-française que l’on oublie à quel point les perspectives des personnes minoritaires, racisées, afrodescendantes qui appartiennent à ce lieu depuis leur naissance demeurent largement absentes. Sans compter le supplément d’effacement réservé aux femmes noires d’ici, fragilisées au moins deux fois par des discours et des pratiques dominantes patriarcales et colonialistes, qui s’accommodent tellement bien de cette absence qu’on dirait qu’ils reposent sur elle.

Il s’agissait donc pour moi de créer non pas un espace de mise en scène ou de représentation, mais bien plus dangereusement, un espace de liberté capable d’ôter un à un ce que
J. J.Dominique avait déjà appelé «les bâillons1» prévus par les scripts encore actuels, ceux-là mêmes qui empêchent «cette voix qui part du ventre2» de se faire entendre. Il ne fallait pas simplement accueillir ces textes, mais les désentraver, construire un lieu de résonance et de reconnaissance qui permettrait toutes les émancipations possibles, soit un espace de liberté qui ne les assignerait à aucune idéologie de leur disparition, qui les rendrait soudain vraisemblables et puissantes.

Ouvre ma tête en plein cœur de l’océan. Hors scène. Je vaincs l’isolement. Compatriotes coudées serrées, la vague pousse l’écume de la mère, à tout bon port, universel.
Capitaine, je te salue, toi, simple m’a tendu la main. Je vois le passage de l’écriture. Caché dans le corps des mots, action et friction.
La pose valse la liberté d’être.
Modèle, silence tue. L’énergie blues œuvrent les artistes.
Martiales me donne la vie
3.

C’est pour cela que Martiales a immédiatement été un laboratoire de création. Il fallait inviter des femmes puissantes qui auraient la patience d’une telle démarche, permettre que des énergies créatrices se révèlent, se rencontrent; reconstruire avec des morceaux épars la culture des origines lentement érodée par les acculturations suc-cessives du système d’éducation et du vécu, introduire des pratiques contemporaines auda-cieuses et risquées qui échappent à l’insoutenable blancheur de l’être, aménager un espace d’écoute hors patriarcat pour accueillir des mémoires vives, troublées ou oubliées, restaurer la pluralité ou la communauté là où la solitude et la marginalisation étaient les seules modalités d’expérience proposées. Oui, il a fallu faire tout cela et le faire longtemps.

Autrefois libre, mon imagination s’est fait accaparer par des attentes qui ne me concernaient pas. Pendant longtemps, j’ai tenté de normaliser ce viol de ma psyché. J’ai cru à l’urgence de toujours réagir et j’ai délaissé la joie de l’écriture. Plus qu’un laboratoire, Martiales est pour moi une clinique offerte pour renouer avec la source de la création. Les émotions redeviennent des outils et le regard extérieur redevient spectateur.
    Ma négritude redevient mienne.

Mais il fallait surtout vider les lieux, céder la place, écouter profondément et reconnaître. C’est ainsi que pouvait être collectivement reconstitué l’horizon de lecture qui avait tant fait défaut aux Martiales jusque-là, même avant que la mécanique institutionnelle du livre ne leur barre en grande majorité tous les accès. Il fallait composer un appel à plusieurs voix disséminées comme des points de lumière sur le lointain, qui rendrait leurs perspectives visibles et audibles, qui célébrerait qu’elles ne soient plus l’exception, qui retracerait des liens pour qu’elles restent connectées à elles-mêmes, demeurent entières sans explications, sans mutilations destinées à les rendre plus lisibles ou convenables pour le groupe dominant.

Les embrasser comme sujets et comme créatrices sur des chemins tracés par elles-mêmes.

Je veux que tu écrives mon nom.

J’ai appris à m’affirmer seule avec des mots.
Avant j’étais dans le geste et toujours dans l’ombre, effacée. J’ai le droit d’être dans la lumière.
Je n’ai pas dit sous les projecteurs. Il y a une nuance.

Celleux qui crient à la censure ignorent peut-être à quel point leurs normalités, leurs droits acquis, leur «liberté» sont pesantes pour le reste auquel les sujets altérisés sont assignés. À quel point tous les sièges semblent pris, mais surtout comment ces conformités proposées et révoltes bienséantes – toujours les mêmes – font avorter la création, la dissidence véritable, l’émergence de voix à qui l’on a recommandé d’emblée de ne pas parler à table.

Pour celleux qui sont attendu·es, celleux dont on a célébré l’histoire et les traditions, tout ceci ne pèse rien.

Celles qui doivent écrire depuis un lieu d’effacement, celles dont les voix ne sont jamais attendues savent bien au contraire comment le moindre mot, la moindre résistance à leur destinée de masse silencieuse et utile constitue un vrai péril, une transgression insupportable, au bord de l’illisible et de l’indéchiffrable, mais du même coup, peut-être, la seule subversion encore crédible.

D’après mon expérience, la plupart des espaces de mentorat ou de production dits «empowering» conçus pour les artistes Noires, femmes ou non binaires (surtout jeunes) au Canada sont superficiels et axés sur le genre de représentation et d’hypervisibilité qui nous réduisent en images-stocks. D’une certaine façon, ceux-ci débouchent vers des œuvres peu réfléchies, trop hâtivement exhibées, qui servent tantôt à «justifier» notre infantilisation.

Au contraire, l’éthique qui sous-entend la création de la collection «Martiales» priorise le genre d’autoréflexion, de discrétion, voire de quasi-secret, mais aussi d’échanges profonds et d’expérimentation qui peuvent pérenniser une vie d’artiste.

Le laboratoire, l’expérience de Martiales aménagent des espaces qui rendent possibles la liberté, la souveraineté et la vaillance de certaines sujettes qui sont encore trop peu espérées comme autrices.

La création de la collection «Martiales» était nécessaire et urgente. Il est plus que temps que des voix authentiques de femmes Noires soient lues et entendues. Loin du voyeurisme, du spectacle et de la récupération, l’accompagnement tout en discrétion de Stéphane m’a permis d’explorer des avenues que je ne m’étais même jamais imaginé effleurer. Écrire en soi n’est pas compliqué, mais, en tant que Femme Noire, trouver sa propre voi(x)e et ne pas chercher à l’étouffer, s’affranchir du regard et de l’avis de la blanchité est quelque chose auquel on a rarement accès. Les Martiales offrent cette liberté de créer, de penser, d’être soi dans notre vulnérabilité et nos forces. Sans jugement, en douceur et avec amour. Beaucoup d’amour.

J’ai voulu avec elles

créer cette chambre d’échos, ce chœur de femmes noires qui peut les recevoir, leur proposer une expertise qui ne les nie pas d’emblée, ce qui est finalement la moindre des choses;

constituer ce croisement, cette pluralité des perspectives qui les centrent et les ouvrent vers la multiplicité de leurs vécus pour les accompagner efficacement dans ce travail où elles font émerger le nouveau;

envisager par la lecture qu’elles deviennent leurs propres voix, leur propre adresse et leur principale destination, ce qui veut dire avoir un public de paires comme première instance de lecture;
ce qui veut dire s’inscrire dans les multiples et hautes traditions qui leur appartiennent;

transpercer le tissu de leurs silences et leurs inexistences programmées pour au contraire déployer avec elles toutes les existences possibles;

leur offrir la place du neutre et la défaire avec elles;
reconstituer la scène du crime et restaurer une autre scène d’énonciation capable de les

reconnaître comme sujets;

dénouer la langue et la désencombrer afin qu’elle se déploie; la recevoir et l’entendre;

garder leurs secrets et leur confier les miens; cultiver l’insoumission et célébrer la dissemblance;

porter leurs écrits vers le monde et les écouter chanter leurs blessures, leurs joies, leurs victoires et tout ce qu’ils peuvent concevoir.

La création devient, avec «les Martiales4», cette pratique risquée d’urgence et de liberté qui la rendent essentielle, car elle autorise des imaginaires qui étaient si universellement forclos et refusés que ces écritures une fois réclamées ne peuvent qu’envahir la brèche ouverte, susciter la terreur, le dérangement, l’étonnement, l’éblouissement.

Nous avons soif d’humanités.

 


Écrivaine, peintre et chercheuse, Stéphane Martelly est née à Port-au-Prince. Elle enseigne la littérature à l’Université de Sherbrooke et a fait paraître Inventaires (Triptyque, 2016), L’enfant gazelle (Remue-ménage, 2018), traduit sous le titre de Little Girl Gazelle (traduction de Katia Grubisic, Linda Leith, 2020), et Les jeux du dissemblable. Folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine (Nota Bene, 2016).

  • 1. Jan J. Dominique, Mémoires d’une amnésique, Port-au-Prince, Deschamps, 1984; Montréal, CIDIHCA/Remue-ménage, 2004.
  • 2. Marie-Célie Agnant, Femmes au temps des carnassiers. Montréal, Remue-ménage, 2015.
  • 3. Toutes les citations mises en évidence dans le texte proviennent des Martiales, les autrices de la collection.
  • 4. Le premier titre de la collection, Chroniques frigides de modèle vivant, de Pascale Bernardin, a paru en 2020.
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