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Les filles, mortes ou vives

Il y a une vérité propre à la tristesse. Et une raison, bien sûr, à la tristesse des filles. Dans une forme syncopée, deux livres font état du rapport que les filles entretiennent à la mort, internet et la célébrité : Trente de Marie Darsigny et Adieu de Stéfanie Requin Tremblay.

Écritures du réel

Il y a une vérité propre à la tristesse. Et une raison, bien sûr, à la tristesse des filles. Dans une forme syncopée, deux livres font état du rapport que les filles entretiennent à la mort, internet et la célébrité : Trente de Marie Darsigny et Adieu de Stéfanie Requin Tremblay.

Du visage de Marilyn Monroe, Norman Mailer disait qu’il offrait aux hommes le miroir de leur jouissance. L’essayiste américaine Rebecca Solnit est d’avis qu’aux yeux de l’écrivain, l’actrice ne possédait pas de voix propre. Quand bien même Marilyn parlait, elle n’existait pour Mailer que dans le regard des hommes.

La narratrice d’Adieu n’aime pas les cheveux teints en blond de Marie-Soleil Tougas. Celle de Trente aime la fausse blondeur d’Angelina Jolie dans Girl, Interrupted.

Norman Mailer a poignardé sa femme, Adele Morales. Elle a heureusement survécu. Joan Vollmer a eu moins de chance, tuée d’une balle tirée par son chéri, cet autre monstre des lettres américaines qu’est William S. Burroughs.

Il y a quelque chose de pervers dans le culte des grands hommes.

Dans The Mother of All Questions, Rebecca Solnit fait de Marilyn Monroe le visage de toutes les femmes dont on préfère qu’elles se taisent. Morte jeune, qui plus est, la blonde actrice satisfait notre fantasme que les femmes restent coites. À jamais tues.

«The death of a beautiful woman is, unquestionably, the most poetical topic in the world», écrivait Edgar Allan Poe.

Pourquoi sommes-nous fasciné·es par les agonisantes, les suicidées, les portées disparues, les accidentées, les assassinées ? Pourquoi rien ne nous semble aussi beau que la mort faite femme ?

« Moi je trippe vraiment suicide, overdose, tout le côté tragique, la pureté, la vulnérabilité de la star morte », explique Stéfanie Requin Tremblay au téléphone.

Dans les vies de Marie-Sissi Labrèche, Nelly Arcan et Elizabeth Wurtzel, Marie Darsigny trouve une consolation. D’Elizabeth Wurtzel, elle dit : « Elle est comme moi, et en plus, c’est une vedette. »

En résidence au Symposium international de Baie-Saint-Paul à l’été 2017, Stéfanie Requin Tremblay imprime sur des feuilles roses, jaunes, blanches, bleu poudre, ce qui attire son regard dans son fil d’actualité Facebook. La page imprimée est ensuite accrochée à l’un des murs qui ceignent son espace. À partir de ces pages, Requin Tremblay a conçu un livre d’artiste, Adieu.

« J’écrirai Internet / jusqu’à la tendinite / Facebook me propose / Voltaren en publicité. / Je n’ai rien demandé. / Il est 21h31 / Il y a 33 minutes » (Adieu).

À l’automne 2018, Marie Darsigny publiait Trente (Remue-ménage), une autofiction dans laquelle la narratrice écrit tous les jours de l’année qui la sépare de son trentième anniversaire, auquel elle croit qu’elle ne survivra pas.

« J’aurai trente ans et puis soudainement je serai morte » (Trente).

Les mots d’Edgar Allan Poe sont souvent convoqués dans les polars fondés sur un fait divers. Dans la plupart des true crime, une fille meurt au tout début de l’histoire. À l’image de Laura Palmer, dont le mauve des lèvres fait figure d’ouverture à la série Twin Peaks.

« Marie-Soleil, ne meurt pas / mon soleil / dans des accidents d’avion » (Adieu).

Chez Stéfanie Requin Tremblay comme chez Marie Darsigny, la consignation du temps qui passe et du temps passé sur internet, la collection de vedettes et de références plus pointues à la littérature, à l’art, le rituel d’une observation minutieuse et compulsive conjurent l’angoisse.

« Le temps s’écoule à coups de nouvelles séries exclusives Netflix » (Trente).

Je n’ai pas vu l’édition 2017 du Symposium de Baie-Saint-Paul. Mais j’aime imaginer un dispositif rappelant les séries policières. Une table sur laquelle sont posés une machine à écrire, un ordinateur portable, une imprimante et du ruban gommé. Des murs sur lesquels l’artiste affiche des visages, des bouts de texte, des artefacts dans l’espoir de cerner, dans la succession, l’écho, un réel suspect.

« La vie se passe comme un tonneau du Ice Bucket Challenge reçu sur la tête par surprise » (Trente).

Si l’on se fie à Adieu, le présent du mois d’août 2017 a pour visage celui de Laura Palmer — la troisième saison de Twin Peaks était enfin diffusée, celui de Cédrika Provencher — disparue le 31 juillet 1997, celui de Jeanne Moreau — morte le 31 juillet 2017, celui de Marie-Soleil Tougas — morte le 10 août 1997, de Lady Diana Spencer — morte le 31 août de la même année, et bien sûr celui d’Elvis Presley — mort le 16 août 1977.

« Moi je compte bien essayer de remplir ma mission sur terre, le destin, ce concept pour moi aussi vide de sens qu’une comédie romantique avec Julia Roberts » (Trente).

Dans l’esprit de Kenneth Goldsmith, en imprimant internet, Stéfanie Requin Tremblay avait pour ambition de saisir l’actualité avant qu’elle ne disparaisse. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que l’actualité ait souvent pour visage celui d’un disparu et souvent d’une disparue.

Au mois d’août 2017, une éclipse solaire permettait à Bonnie Tyler, l’interprète de Total Eclipse of the Heart, de réapparaître dans la conscience collective et dans le fil d’actualité de Stéfanie Requin Tremblay. Sa chevelure rappelle étrangement celle de la grand-mère de l’artiste, décédée deux ans auparavant, le 18 août 2015.

La narratrice de Trente se décrit comme « une petite graine qui pleure dans l’ombre des femmes folles de l’histoire littéraire ».

À la fin de l’année 2017, j’ai participé en France à un colloque portant sur les écritures du réel. Le terrain à couvrir était vaste. La plupart des conférenciers se sont pourtant restreints à commenter trois livres magnifiques, signés par trois hommes (Patrick Modiano, Ivan Jabloncka, Emmanuel Carrère) qui ont choisi de se pencher sur l’énigme entourant la mort d’une jeune femme portée disparue, vraisemblablement tuée à Auschwitz (Dora Bruder), violée, démembrée (Laëtitia) ou assassinée par son mari (L’adversaire). Rien de plus poétique que la mort d’une belle femme. Rien de plus réel que le corps d’une femme qu’on a brutalisée.

Dans un essai intitulé Dead Girls, Alice Bolin questionne la fascination qu’exerce la mort des jeunes filles (blanches) dans la culture américaine. Laura Palmer (Twin Peaks), Harriet Vanger (Millenium) et les sœurs Lisbon (The Virgin Suicides) ont en commun de hanter et d’exciter tout à la fois les hommes qui leur survivent.

Pourquoi tant d’hommes tuent tant de femmes ? La réponse à la question est évidente, écrit Maggie Nelson dans The Red Parts. C’est la même qu’à la question de savoir pourquoi tant d’hommes écrivent sur des hommes qui tuent des femmes. Ou pourquoi tant d’hommes dissertent sur des hommes qui écrivent sur des hommes qui tuent des femmes. Que les hommes fassent des femmes mortes un objet d’obsession s’explique si facilement que c’en est exaspérant. Mais quelle vérité les filles vives, quelle beauté, quelle réalité les créatrices voient-elles dans les filles mortes ?

On pourrait reprocher à Marie Darsigny de répéter ce que tant de femmes ont exprimé déjà. Justement, écrit-elle. « Je prendrai les voix de celles qui ont su crier avant moi des refrains que je connais par cœur pour bien m’ancrer dans la continuité de l’expression d’une souffrance mille fois vécue par d’autres que moi » (Trente).

«The Reign of the Internet Sad Girl is over» (Adieu).

Rien de plus banal qu’un Suisse anonyme. À contrario, rien de plus lourd que le visage d’un Juif décédé pendant la Seconde Guerre mondiale. De Christian Boltanski, mon œuvre préférée s’intitule Les Suisses morts. Il s’agit d’une collection de photographies tirées d’avis de décès publiés dans Le Nouvelliste du Valais. Je suis une femme. Rien ne me fait plus rire qu’un Juif détournant la morbidité qu’on impose à son clan.

Quelle autrice la narratrice de Trente présente-t-elle comme « la grande romancière suicidée » ? Réponse : Nelly Arcan.

« Elle veut vivre / vivre encore / Elle dit que la vie / ça s’évapore — Éric Lapointe » (Adieu).

Comme Marilyn Monroe, Nelly Arcan est morte à trente-six ans. Pour sa part, Jeanne Moreau est morte à quatre-vingt-neuf ans.

Sur les visages qu’elle épingle sur les murs et dans son livre, Stéfanie Requin Tremblay dessine une larme comme celle s’échappant de l’œil de Johnny Depp dans Cry Baby.

« La triste vérité c’est que mes muses préférées sont déprimées » (Trente).

Comme on trouve un apaisement aux sanglots, une joie jaillit de ces deux livres roses que sont Adieu et Trente. Quelque chose de pétillant, une certaine extase, une fièvre qui naît de l’admiration portée à ces femmes célèbres, mortes ou vives. Comme un éclat de rire à se joindre à la farandole de ce que Marie Darsigny appelle la « sororité des condamnées ».

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Stéfanie Requin Tremblay
Alma, Centre Sagamie
2017, n.p. p., 25.00 $
Marie Darsigny
Montréal, Remue-ménage
2018, 146 p., 16.95 $