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Les écrivains invisibles du Québec

Temps d'arrêt

Je lis les journaux de fin de semaine depuis des décennies. J’y suis accro. Je l’étais. Oui, accro à ces moments de radio et de télévision où la littérature est au centre des propos.

Maintenant, si je me fiais à ces émissions ou aux cahiers qui abordent «la chose livresque», je pourrais m’imaginer qu’il n’y a qu’une poignée d’écrivains et d’écrivaines au Québec. Parce que ce sont toujours les mêmes figures que l’on impose, que l’on écoute se répéter, que l’on retrouve d’une station à l’autre, particulièrement à l’heure où il faut être fou pour lire.

Selon Marie-France Bazzo (et je la crois) dans son essai intitulé Nous méritons mieux, il y a des cotes accolées à certaines vedettes ou personnalités politiques. Certaines sont étiquetées A. Ces élus sont invités dans toutes les émissions et tous les réseaux. Certains ne doivent plus être capables de se voir et de s’entendre.

C’est certainement la même chose dans notre grand et petit monde littéraire. Il y a les «cotés» qui accaparent tous les micros, et les autres qui sont condamnés au silence et à la rumination. Des dizaines d’élus, des centaines d’ignorés.

Tendance

Les visibles, ceux et celles qui ont l’art d’être à l’avant de la scène, sont une cinquantaine à peu près. Pourtant, il s’est imprimé 3547 titres littéraires au Québec en 2019. Ça continue dans ces chiffres-là année après année. Si on fait un petit calcul, ça fait à peine 1,4 pour cent de ceux et celles qui publient que l’on entend, que l’on regarde et qui retiennent l’attention des animateurs et des commentateurs. C’est étrange.

Bien sûr, les réalisateurs doivent faire des choix. Mais, pourquoi les mêmes, pourquoi il faut être chanteur, journaliste, comédien et accessoirement auteur pour être invité à Tout le monde en parle, où Guy A. Lepage répète qu’un certain académicien est le plus grand écrivain du Québec? Pourquoi un Gilles Archambault, qui continue à publier envers et contre tous, un Victor-Lévy Beaulieu ou un Yves Beauchemin sont maintenant oubliés après avoir marqué notre littérature? Pourquoi la parution des Œuvres complètes de Jacques Poulin, un travail d’édition unique et un romancier remarquable à la carrière enviable, est ignorée des chroniqueurs?

Âgisme?

Pourquoi rarement un mot sur Andrée A. Michaud, cette enchanteresse, Anne Élaine Cliche, la magicienne, Felicia Mihali, l’exploratrice attentive et Anne Guilbeault, l’audacieuse? Serge Lamothe avec Matthieu Simard et Jocelyne Saucier, l’admirable Jocelyne qui ne doit pas avoir la cote ou ne pas avoir le sens de l’humour obligatoire pour toute bonne entrevue. Il faut vivre ou périr par le rire maintenant, nous le savons. Qui parle de ce marginal qu’est André Pronovost? Rarement, quelqu’un ose aborder ses livres iconoclastes, un peu étranges et déroutants. Trop vieux pour la télé et la radio, et surtout un résident d’une région que l’on dit périphérique et éloignée. Et moi aussi, me voilà invisible, avec tant d’autres, face aux médias populaires. Heureusement, il reste les revues spécialisées.

Conseil

Si je devais rédiger une lettre à un jeune qui veut se faire écrivain, je lui conseillerais de se choisir un métier où il pourra attirer l’attention. Comédien, journaliste, chanteur, politicien, sportif ou mafioso. S’imposer dans cette discipline avant d’écrire. Après une première publication d’à peine cent pages, il sera la vedette des salons du livre.

Succès garanti, ventes assurées.

Je suis encore sidéré par la présence, il y a quelques années, au Salon du livre du Saguenay – Lac-Saint-Jean, de cette policière qui avait tabassé des manifestants à Montréal pendant le printemps érable. On faisait la file pour faire signer un exemplaire de Matricule 728.

Mais si tu as la malheureuse idée de peaufiner des textes, de croire au travail, à la «petite musique» qui doit porter une œuvre littéraire, tu vas rester inconnu, un sans-nom, un ignoré, un orphelin de public.

Qui parle de Donald Alarie, ce remarquable prosateur, de Pierre Chatillon, l’admirable, d’Alain Gagnon, l’iconoclaste, de Nicole Houde, l’inquiétante, ou de la fascinante Suzanne Jacob? Monique Proulx devrait être partout avec son immense talent. Même Sergio Kokis, le malcommode, doit lever la main pour avoir un peu d’attention de nos jours. Ou encore Audrée Wilhelmy, qui se démarque et se moque des sentiers battus. Blanc Résine est un secret ignoré que l’on a malmené dans Le Devoir. Un avant-goût, comme un apéro à ce roman unique:

Dans l’épais silence des fleurs mortes, il baise et mes lèvres du haut et mes lèvres du bas. Je mords ses pâleurs glabres, lui me goûte du cou aux nymphes et encore à l’envers.

Une langue unique et hallucinante.

L’ombre

Je suis de ces travailleurs de l’ombre qui n’ont que rarement accès aux médias nationaux parce que je suis un sans-étiquette. Je pense que certains squattent en permanence les studios de Radio-Canada.

Je dois être un peu dérangé pour lire des inconnus qui m’étonnent, me remuent et me font rêver. Une courageuse Rita Lapierre-Otis, par exemple, qui a publié un carnet remarquable cette année. Territoires habités, territoires imaginés est inoubliable de sensibilité et de résilience. Mais qui va s’attarder à une écrivaine sans nom et sans visage médiatique?

Et qui rafle les bourses de création du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts et lettres du Québec, vous pensez? Il y a un lien direct entre les biens cotés et les boursiers.

Je souffre pour ces écrivaines et ces écrivains qui réussissent à se faire publier de peine et de misère en escomptant un petit rayon de soleil sur leurs ouvrages. Ils attendent et croisent les doigts, désespèrent dans un silence qui étouffe de plus en plus. Certains ont abdiqué. Bertrand Gervais nous a présenté des livres remarquables sans jamais retenir l’attention qu’il méritait. Et Guy Lalancette et ses romans fabuleux. Un monde à lui seul et une prose inaccoutumée. Un écrivain courageux et patient qui ne fait jamais de compromis.

Nous n’aimons pas la littérature au Québec, du moins dans les médias. On préfère les vedettes, ceux qui savent se répéter en faisant des blagues et qui ont l’habileté des jongleurs. Ça m’ennuie, ça me désole, ça fait montrer ma pression quand j’entends un certain slammeur partout. C’est pourquoi me voilà un déserteur, en froid avec la radio et la télévision.

 


Jacques Poulin, Œuvres complètes, Montréal, Leméac, 2022.
Audrée Wilhelmy, Blanc Résine, Montréal, Leméac, 2019.
André Pronovost, Visions de Sharron, Montréal, Leméac, 2021.

 


Journaliste, écrivain, conférencier et chroniqueur, Yvon Paré a publié une quinzaine d’ouvrages, des essais, des romans, de la poésie et des récits. Signalons Le voyage d’Ulysse (XYZ, 2013), prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec et prix du Salon du livre du Saguenay – Lac-Saint-Jean, ainsi que Les revenants (Pleine lune, 2021), finaliste au prix du Salon du livre du Saguenay – Lac-Saint-Jean. On retrouve l’ensemble de ses chroniques sur [yvonpare.blogspot.com].

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