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Les berges de Stéphanie

Une œuvre qui résiste à toute catégorisation hâtive, qui ouvre une réflexion et un dialogue sur des enjeux esthétiques, mais aussi écologiques et poétiques.

Beau livre

Une œuvre qui résiste à toute catégorisation hâtive, qui ouvre une réflexion et un dialogue sur des enjeux esthétiques, mais aussi écologiques et poétiques.

Alliant la poésie et les arts visuels depuis leur fondation, les Éditions du Noroît affirment une fois de plus leur passion et l’importance qu’ont pour eux ces deux champs d’expression. Le plus récent titre de leur collection « Chemins de traverse », Le soin des choses de Stéphanie Béliveau, y tient une place privilégiée dans le catalogue, car l’artiste, comme l’affirme de manière très juste l’éditeur Patrick Lafontaine dans sa préface, « dans le silence des mots, parle la langue du poème ».

Elle parle aussi une langue minérale et terreuse qui à l’instar du poème cherche à dire sans dire, à fendre le réel de sa propre matière et à gagner une place dans ce monde. Son livre est une collection d’objets ramassés sur les berges du fleuve Saint-Laurent, qui sont aussi des mots, qui possèdent la matérialité des mots, qui deviennent des mots parce que Béliveau les prélève du réel pour les inscrire ailleurs, dans un ensemble qui dit le monde personnellement, intimement, avec force et fragilité, avec toutes les nuances que le langage produit et dont il est équipé.

Arte povera

Au centre du livre sur papier ivoire, des silhouettes « à la fois bête et tache noire » reproduisent le geste des glaneuses penchées sur la berge, qui fouillent et raclent et extirpent des objets lessivés, burinés, marqués par le lent travail des éléments. Plus de soixante-dix planches répètent la posture d’un noir anthracite, comme un geste refait sans fin. Béliveau appelle dans la terre une mémoire, des « preuves refoulées de notre présence au monde ». Les objets — bois flotté, collier d’un cheval, bouteille de plastique, tissus, os — sont modifiés par l’artiste ou laissés en l’état ; rassemblés avec d’autres ils composent de sublimes cabinets de curiosité traversés par l’altérité, mais aussi par une certaine idée de la pureté, par une beauté toute baudelairienne, mais déviée d’une esthétique morale beaucoup plus ancienne : le beau équivaut au bien, le laid équivaut au mal. Bizarres ou insolites, les objets séduisent.

Du travail de Stéphanie Béliveau se dégage une plasticité proche de celle du peintre allemand Anselm Kiefer ou du catalan Antoni Tàpies. J’imagine aussi Joseph Beuys (cité d’ailleurs par l’essayiste et professeure d’histoire de l’art contemporain Thérèse St-Gelais qui signe le texte du livre), au loin, observant l’artiste prendre soin des berges du fleuve. Organiques, les pièces de Béliveau, qu’elles soient le fruit de son intervention ou d’une rencontre entre elles, donnent accès à ces « rapports nouveaux » dont parle le cinéaste Robert Bresson lorsqu’il écrit que « créer n’est pas déformer ou inventer des personnes ou des choses. C’est les nouer en des rapports nouveaux1 ».

Si l’aspect général du livre est soigné et de facture plutôt classique, la couverture aurait mérité un matériau plus noble ou un fini plus minéral, qui aurait pu accroître ou prolonger l’idée de tenir un livre unique exhumé lui-même des berges. Les collages vers la fin de l’ouvrage me rendent dubitatif et ont ce rien de « culturel », de moins brut et qui semble plus « conscient » dans leur approche. Ce ne serait sûrement pas inintéressant dans un autre contexte, mais ici jure un tantinet dans l’ensemble.

La glaneuse

J’aimerais citer entièrement le texte de Thérèse St-Gelais tant il réussit à bien cerner les enjeux et les préoccupations de l’artiste. Éloquence et sensibilité, précision et concision. J’ai craint vers la fin de l’essai que l’angle d’analyse portant sur l’écoféminisme et sur l’éthique du care ne soit l’effet d’une mode, mais le développement souligne plutôt que si notre présence au monde ne vient pas sans en payer un lourd tribut, la sollicitude, l’éthique du « prendre soin », dont est issue aussi la pratique de Béliveau, est « non seulement nécessaire mais salutaire pour toutes et tous ». Grande poète, l’artiste extrait des berges des « reflets brisés » de nos modes de vie et nous présente sa paradoxale beauté, répondant dans chaque geste « à une conciliation harmonieuse du vivant dans toutes ses déclinaisons, c’est-à-dire de l’être humain et de son environnement ». Et ce ne sont pas que des objets que Stéphanie Béliveau nous montre, elle documente sous forme de photographies l’aspect performatif de cette cueillette, nous transformant en témoins et complices de ce qu’implique prendre soin. Je paraphraserai le critique Serge Daney en disant que ce n’est pas qu’un livre qu’on aime, mais c’est un livre qui nous aime déjà.  ♦

  • 1. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975.
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Stéphanie Béliveau
Montréal, Le noroît
2018, 258 p., 50.00 $