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Les arènes du pouvoir

Un suspense qui nous tient sur le fil, mais surtout un roman de la dictature dans toute sa démesure.

Traduction

Un suspense qui nous tient sur le fil, mais surtout un roman de la dictature dans toute sa démesure.

Les Bleed du titre, ce sont trois générations d’hommes d’une même famille, qui règne depuis cinquante ans sur Mahbad, territoire imaginé par l’auteur aux limites du Moyen-Orient et du Caucase, essentiellement habité par deux groupes historiquement opposés, les Borans — qui détiennent le pouvoir — et les Lezers. Le grand-père a conquis l’indépendance de son pays et, à sa mort, Mustafa, son fils, lui a succédé comme président. C’est au tour de Vadim, le petit-fils, d’accéder à cette position pour une deuxième fois. Mais bien qu’il ait déjà réalisé un premier mandat, les ficelles de la gouvernance continuent d’être tirées par son père. Si l’un a engendré l’autre, la filiation n’a pas pour autant fait s’entendre les deux hommes. Le roman s’ouvre sur une journée teintée par la violence dans les bureaux de vote alors que les citoyens se rendent aux urnes pour déterminer s’ils reconduiront Vadim Bleed à la tête du pays. Présumant une défaite, le gouvernement a suspendu le vote dans des secteurs sympathiques à un changement de pouvoir, afin de faire la lumière sur une possible intrusion de témoins internationaux venus influencer les voix. On comprend dès lors que rien ne sera ménagé pour que les Bleed se maintiennent à la tête du pays.

Difficile de ne pas penser à la Syrie et au régime de terreur de Bachar al-Assad ayant mené à cette guerre qui dure depuis sept ans. Difficile également de ne pas faire le parallèle avec l’ingérence russe aux États-Unis ou avec les manifestations du Printemps arabe, qui réclamaient de véritables démocraties. Il va sans dire que ce roman fait de nombreux échos à l’Histoire, aux dictateurs qui se succèdent, aux dirigeants de pays qui libèrent leur patrie pour plus tard y faire main basse, aux groupes d’une même nation divisée en clans ennemis, aux intérêts marchands qui scellent le sort de milliers d’individus. «On s’éloigne de l’appréciation des choses en s’obligeant à passer par la monnaie pour en mesurer la valeur1», écrit le philosophe Alain Deneault. Mais la vérité, c’est que tout s’achète, même une élection, même si elle se fait au péril de vies humaines.

Les voix divergentes

Le procédé narratif relaie quatre axes principaux. Celui de La Nation, journal officiel du pays, mis en place par le gouvernement des Bleed pour contrôler les informations. Le quotidien détient quelques libertés néanmoins, quoique surveillées. Un deuxième axe est celui d’un blogue écrit par une opposante. Enfin, la parole est donnée à Mustafa, puis à Vadim. La tribune journalistique rapporte les faits, ou du moins transmet ceux qui lui ont été divulgués. Le blogue est une représentation de la sphère citoyenne, et du risque lié à la parole quand celle-ci ne va pas dans le sens de l’ordre dominant. Quant aux chapitres narrés par Mustafa et Vadim, ils prennent directement à parti le lecteur, et en plus de donner un rythme soutenu à l’écriture, ils sont une porte d’entrée dans la psyché des personnages. Le va-et-vient entre ces voix narratives permet d’accéder à l’histoire sous plusieurs angles, ce qui n’est pas nouveau comme façon de faire, mais s’avère ici efficace.

Parfois, lorsque je suis caché derrière ces voitures blindées, ces jets privés équipés de missiles, ces gardes du corps gonflés aux stéroïdes, derrière le poids de l’histoire et des précédents, il m’arrive d’oublier que je suis là.

Ce passage raconté par Vadim, comme tous les autres montrant une introspection, donnent poids et force au récit puisqu’ils investissent les raisons qui motivent les hommes. Le roman aurait sûrement eu avantage à forer un peu plus de ce côté, pour étoffer les protagonistes qui, sans aller jusqu’à dire qu’ils incarnent un cliché, nous donnent parfois l’impression de répéter l’idée que l’on se fait d’une dictature, sans toucher à une part plus intime. En évitant la personnalisation, l’auteur a probablement voulu que le lecteur puisse transposer facilement des exemples d’absolutisme ou d’oppression, mais il réduit aussi la portée qu’une définition plus nette des individus serait venue ajouter.

Toutefois, le lecteur est entraîné à anticiper les supercheries grâce à la part de suspense qui enroule le roman, incertain jusqu’à la fin puisqu’il sait qu’il peut à tout moment être trompé tant tout, dans cette histoire, est affaire de faux-semblants. Pris dans l’engrenage du récit, il ira assurément au bout du roman, pour enfin s’en étonner, hésitant entre le contentement et la désillusion.

Comme les ramifications reliant les événements sont nombreuses, il aurait été aisé de se perdre si la précision de la langue n’avait pas été respectée. Par bonheur, la traduction menée par Daniel Grenier, également écrivain, est limpide et conserve le rythme de chacun des types de narration.

L’homme est un loup pour l’homme?

La part heureuse dans tout ça, c’est que le roman nous laisse entrevoir la chute de ces lignées de despotes — sans pour autant conclure à une libération totale du peuple. Les Bleed semble du moins nous conduire, par le décorticage patient d’une dictature ordinaire, à une lucidité plus grande, qui nous fait dire: nous achopperons chaque fois que nous aurons la prétention de dominer, de posséder, d’asservir. ♦

  • 1. Alain Deneault, La médiocratie, Lux, 2015.
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Dimitri Nasrallah
Daniel Grenier
Saguenay, La Peuplade
2018, 272 p., 23.95 $