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L'empire des sens

La monographie consacrée à Michel Dallaire résume efficacement, par le biais d’entrevues avec le designer, cinquante années de pratique d’un métier peu connu du grand public.

Beau livre

La monographie consacrée à Michel Dallaire résume efficacement, par le biais d’entrevues avec le designer, cinquante années de pratique d’un métier peu connu du grand public.

Il suffit parfois de fermer les yeux et de laisser ses doigts glisser sur la couverture pour deviner la toute-puissance d’un livre qui, animé par la fougue des muses, enivre et séduit. Il semble avoir été aisé pour Les éditions du passage de s’introduire dans la forge des dieux et d’en ressortir armées d’une monographie qui les inscrit d’emblée comme de talentueuses éditrices de beaux livres, œuvrant sans relâche depuis leurs débuts, livre après livre, à donner vie à l’histoire de l’art québécois.

Toute première monographie sur l’artiste, De l’idée à l’objet, créée en partenariat avec le Musée de la civilisation, éclaire cinquante années de métier de l’une des figures les plus célèbres du design industriel au Québec.

Less is more

Il est réjouissant d’avoir entre les mains un objet qui apparie sans faille aucune la forme au fond, s’efforçant dans sa facture visuelle d’être au plus près de la démarche de l’artiste qu’il représente. Comptant plusieurs collaborations avec la maison d’édition, le studio de design graphique indépendant FEED donne la pleine étendue de son savoir-faire. Dans un désir d’épouser, et ce, dans les infimes détails, l’expérience même du travail de Dallaire, l’ouvrage embrasse «l’esprit rationnel germanique»; harmonieux, il rend compte de la «gestuelle minimaliste» de Dallaire et partage, comme ce dernier «l’art d’introduire des éléments de surprises dans la précision des formes», telle la tranchefile rouge sang ornant la reliure ou cette police de caractères que ne renierait probablement pas le designer Karel Marten.

Le livre se métamorphose rapidement en objet sacré sans pour autant être dépourvu d’une vivace sensualité; à ce titre le plaisir visuel provoqué par le contraste du lettrage blanc craie sur le fond noir de la couverture nous enjoint d’ouvrir expressément l’ouvrage. L’aspect très léché du design des pages intérieures, s’il est considéré par certains comme froid et d’une stérilité chirurgicale, sert merveilleusement les éléments d’archives et plus spécialement le travail photographique de François Brunelle dont il faut obligeamment souligner la qualité. Les objets semblent poser dans une dramaturgie presque christique, à l’épure fétichisée jusqu’à l’étourdissement; séduisantes, ces photographies nous font sentir de nouveau le potentiel érotique des objets. Les plastiques, les polymères ou encore les métaux y sont fêtés comme les délicieuses chaussures vernies d’un amateur aux plaisirs bien ciblés. Entre la forge des dieux et le boudoir SM, il n’y a qu’un pas à franchir. La séduction, si importante pour Dallaire, est transmise jusque dans la reproduction de ses travaux.

On serait de mauvaise foi de reprocher à l’entreprise livresque sa mission, fort louable, de faire connaître une discipline peu connue du grand public par l’entremise d’une figure artistique renommée et, qui plus est, généreusement médiatisée. Vrai que l’on craint que le livre ne se transforme en magazine de décoration intérieure ou en carte de visite pour le récemment retraité designer, mais laissons derrière nous nos préjugés, car Myriam Gagnon, rédactrice en chef des revues Chez soi et Les idées de ma maison, signe un texte dynamique et intelligent suivant de manière chronologique plusieurs des créations de Dallaire, avec qui elle s’est entretenue. Si son texte peut déplaire à un lectorat plus aguerri en la matière, son travail, adoptant une position pragmatique, plus informative que réflexive, n’en demeure pas moins rigoureux et captivant; éloignée d’un procédé essayistique englué de didactisme, Gagnon, comme elle le souligne pour Dallaire, «ne théorise pas le design. [Elle est] totalement, irrémédiablement dans le faire.» Elle s’en tient à vulgariser les tenants et aboutissants d’une profession qui, selon les mots du créateur, «n’a pas la même crédibilité qu’un ingénieur ou qu’un architecte», car «aujourd’hui encore, le design est considéré comme une activité générale de bricolage». Pour le néophyte, les interventions de Dallaire, entrecoupant le texte, donnent du relief et un peu de chaleur à l’ouvrage qui, rarement toutefois, donne l’impression de flirter davantage avec l’hagiographie.

S’il avait pris le parti de vulgariser et de documenter cette discipline émergente du XXe siècle, le projet nous aurait permis non de mieux réfléchir à la place de l’objet dans notre quotidien — bien que parmi les préoccupations de l’artiste, on peut trouver un intérêt marqué pour les projets d’ordre public —, mais peut-être de nous faire prendre conscience de son idéation, d’en saisir davantage l’essence. L’ouvrage formerait alors un point de départ sur lequel, je le souhaite, pourrait se construire une pensée critique stimulante sur le rapport que nous entretenons avec les objets et avec cette profession qui jongle simultanément entre les problèmes d’ordre esthétique, technique et parfois politique. ♦

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Michel Dallaire, Myriam Gagnon
Montréal, Le éditions du passage
2017, 288 p., 49.95 $