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L'égoïsme

Pense-bête
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En 1944, les grandes puissances scellaient le sort du système monétaire international d’après-guerre à Bretton Woods, au New Hampshire. C’est là que John Maynard Keynes réussit à imposer une partie de ses idées, lui qui espérait faire en sorte que l’amour de l’argent soit reconnu pour une «passion morbide plutôt répugnante» afin qu’un jour, la monnaie ne soit plus «qu’un moyen utile pour profiter vraiment de la vie». Curieuse époque que la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’ambiance était au partage, à la domestication des passions sombres. Roosevelt proclamait que «la liberté de vivre à l’abri du besoin et de la peur» se trouverait désormais au fondement de la République. En France, le préambule de la Constitution de 1946 annonçait que toute entreprise en position de monopole, ou dont l’activité avait les traits d’un service public, «devait devenir la propriété de la collectivité». Il fallait refaire société au milieu des ruines fumantes.

À quelques encablures du Mount Washington Hotel, soixante-dix ans plus tard, c’est un autre vent qui soufflait entre les sommets des Appalaches. Les sociétés reconstruites, repues, ployant sous leurs surplus, avaient peu à peu renvoyé les individus à eux-mêmes. Mais la cime du mont Washington, imperturbable, était aussi majestueuse qu’à l’époque où Keynes l’avait admirée. Plus au sud, les cols du parc Franconia Notch, bordés du mont Lafayette et du mont Lincoln, donnaient à voir leurs splendeurs aux promeneurs qui en arpentaient les chemins sinueux et parfois abrupts.

C’est en amorçant la descente d’un de ces sentiers que mon ami Stéphane croisa un malheureux randonneur qui s’était tordu la cheville. L’homme était assis au sol, penaud. Sa jambe ne pouvait plus le porter et la distance à parcourir pour sortir du bois était considérable. Personne n’avait de téléphone. Stéphane et ses compagnons décidèrent d’aller chercher du secours mais à l’instant où la troupe s’ébranlait, un autre randonneur apparut et annonça qu’il était médecin. C’était providentiel. Il offrit à l’éclopé de l’examiner, ce que ce dernier s’empressa d’accepter. La suite de leur dialogue est plus étonnante: le secouriste demanda à son patient comment il comptait payer,
et ce dernier annonça, sans sourciller, qu’il utiliserait sa carte de crédit.

Sur ce, le docteur-marcheur empoigna son sac à dos et en sortit un terminal de paiement. Ensemble, le blessé et lui procédèrent à la transaction. Après l’examen physique vint le diagnostic, semblable à celui qu’avait posé Stéphane: il fallait appeler les secours. Un hélicoptère emporta le randonneur. Mon ami et ses compagnons reprirent le chemin du retour, stupéfaits. Qui se promène en pleine nature avec de l’eau, de la nourriture et un terminal de paiement? La transaction s’était déroulée le plus naturellement du monde. Ce qui s’était produit sous leurs yeux dépassait leur entendement. Ils s’interrogeaient. Si le blessé n’avait pas eu d’argent, le médecin l’aurait-il secouru? Qu’advient-il lorsque seuls les honoraires et autres émoluments nous lient les uns aux autres? Lorsque rien ne compte plus que les bons comptes, de quoi l’âme se nourrit-elle?

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«Pensez ce que vous voulez, moi, je ne trouve pas ça immoral», lança Ray Chalker à l’écrivain Jean-Paul Dubois, qui s’étonnait que son petit ami, atteint du sida, ait vendu à perte son assurance vie. Dans L’Amérique m’inquiète (L’Olivier, 2017), Dubois raconte une histoire semblable à celle de Stéphane. Celle-ci se passe en 1992, avant l’apparition des traitements contre le sida. À l’époque, des prospecteurs écumaient les hôpitaux et les centres de soins pour racheter au rabais les assurances vie des mourants. Endettés, invalides, de nombreux sidéens finissaient leur vie dans l’indigence. En rachetant leurs assurances pour une fraction de leur valeur, ces prospecteurs empochaient de juteux profits. En contrepartie, ils offraient une planche de salut aux agonisants. Ce marché, impensable s’il y avait eu des soins de santé publique aux États-Unis, était alors évalué à dix milliards de dollars.

Chalker explique à Dubois que son copain n’arrivait plus à bouger ni à s’alimenter. Il avait touché 80 000$ pour une assurance de 150 000$. À sa mort, l’entreprise qui l’avait rachetée dégagea un profit de 70 000$. Avec ses 80 000$, le sidéen engagea une infirmière et partit vivre ses derniers jours au Mexique, où il mourut paisiblement.

N’empêche. Ne faut-il pas avoir «des principes en latex», être disposé à «tuer mère et père pour un rendement de 20%», pour escompter sur la mort et pratiquer ce sport de la finance à l’encontre des mourants? s’indignait Jean-Paul Dubois. «Je ne spécule pas sur la mort des malades puisqu’ils vont mourir, je les assiste», lui répondit calmement un de ces investisseurs.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’égoïsme que de devoir se travestir en dévouement pour se justifier.

Sur sa photo officielle, le sénateur du Kentucky projette l’image d’un homme confiant. Le sourire franc de Rand Paul, son regard presque tendre, ses cheveux bouclés mais ordonnés, son visage de jeune premier malgré son âge mûr, tout dans son portrait raconte l’histoire d’un homme qui a eu du succès. C’est le visage de l’Amérique prospère et satisfaite. Celle qui est convaincue qu’elle doit son sort enviable à son propre mérite et qui ne redoute qu’une chose: qu’on se mêle de ses affaires. Cette crainte mine le bonheur de Rand Paul, dont l’esprit s’échauffe contre toute ingérence dans son autosatisfaction.

Ce politicien libertarien est un membre de la première heure du Tea Party, mouve-
ment populiste né de la contestation du plan de sauvetage de l’économie proposé par Obama après la crise économique de 2007. L’administration Obama proposait de dépenser des sommes phénoménales pour sauver les banques et l’industrie automobile, ainsi que quelques centaines de millions pour venir en aide aux chômeurs et aux petits salariés. Le mouvement du Tea Party s’en scandalisait – «N’aidez pas ces perdants!» –, mettant dans le même panier la famille à la rue et l’industrie automobile en faillite.

Rand Paul est opposé à l’État, il est contre les impôts, il déteste les institutions. Il est de ceux qui estiment que la vraie liberté se trouve aux marges de la loi, mais qui défendent néanmoins l’ordre établi – celui de la libre entreprise. Aux yeux de ce libertarien, que Google ou Apple soient plus riches que bien des États, que ces organisations puissent imposer des lois, moduler des comportements, façonner directement les formes de la vie sociale et culturelle importe peu. Ce ne sont pas des États. Seul le souverain est susceptible de tyrannie.

Ce sénateur se prénomme Rand en l’honneur d’Ayn Rand, écrivaine et intellectuelle morte il y a trente ans, vedette de la droite américaine. Il vit selon les principes de cette femme qui considérait que l’altruisme est une notion monstrueuse, immorale, vicieuse, parce qu’elle mène tout droit au collectivisme. Personne n’est responsable de la vie d’autrui, soutenait-elle, et le seul bien que l’on puisse faire aux autres, c’est leur lancer cet avertissement amical: bas les pattes! Elle a baptisé cette philosophie «l’égoïsme rationnel». Ronald Reagan l’admirait et l’ancien grand patron de la Réserve fédérale américaine, Alan Greenspan, soutenait qu’elle lui avait appris que «le capitalisme était non seulement efficace, mais aussi moral».

Le sénateur Paul avait subi une opération au poumon en 2019. Il s’inquiéta pour sa santé lorsqu’il eut, au début de la pandémie, de bonnes raisons de croire qu’il avait été exposé au coronavirus. Il n’avait aucun symptôme, mais il voulait en avoir le cœur net, alors il passa un test. À l’époque, aux États-Unis, des milliers de personnes qui avaient des symptômes n’arrivaient pas à se faire tester. Personne ne sut comment le sénateur du Kentucky s’y prit. Au Canada, quand Justin Trudeau avait appris que sa femme était malade, il n’avait pas demandé à être testé, il s’était mis en quarantaine. Rand Paul, lui, continua à s’entraîner au gym et à fréquenter des lieux publics en attendant ses résultats. Peu de temps après, il sut qu’il était contaminé.

La solidarité est un phénomène singulier. Il faut la vouloir et y adhérer pour qu’elle existe. Pourtant, personne ne peut disposer arbitrairement, selon ses caprices, des liens sociaux. On n’est jamais solidaire seulement entre semblables, par affinités, avec ceux et celles qui nous plaisent. On l’est toujours aussi entre inconciliables, avec l’autre, avec les adversaires et les inconnus. La solidarité est cette part de nous-mêmes toujours indisponible et sans laquelle, paradoxalement, on ne disposerait jamais librement de soi-même.

Cette part de nous-mêmes, le libertarien, adversaire déclaré d’une démocratie fraternelle, la considère comme celle du diable.

Je n’ai jamais compris comment Éric Duhaime, libertarien notoire et actuel chef du Parti conservateur du Québec, s’est imposé dans l’espace public. Son regard d’épagneul et sa voix geignarde, me semble-t-il, n’ont rien de charismatique. Peut-être est-ce sa faculté d’affecter l’indignation sur commande qui lui vaut d’être si souvent invité dans les médias. Ses opinions tranchées claquent au vent comme des étendards, et à une époque où le débat d’idées et la réclame publicitaire se confondent si aisément, cela n’est pas pour déplaire. Voilà sans doute ce qui a garanti sa renommée. Quoi qu’il en soit, il incarne chez nous l’égoïsme politique. Il marche sur les traces de Rand Paul et on l’imagine sans peine répéter, à la suite d’Ayn Rand, que la solidarité sociale est «une moralité de cannibale» qui dévore les meilleurs pour nourrir les médiocres.

Deux amis à moi, l’un philosophe, l’autre syndicaliste, se sont un jour retrouvés dans le même restaurant que Duhaime, qui mangeait en compagnie d’un homme aujourd’hui devenu ministre. Se voyant commensaux involontaires de ce personnage aux idées qu’ils détestent, ils ont décidé d’agir. Ils ont appelé le patron à leur table pour lui annoncer qu’ils payaient une tournée à tous les clients. Le restaurateur s’est exécuté, informant chacun que c’était de la part des deux hommes assis au fond. Éric Duhaime s’est tourné vers eux et leur a fait un beau sourire.

Une fois les verres servis, les deux amis se sont mis debout pour porter un toast. Tout le monde a levé son verre. Et le philosophe de lancer: «À l’amitié, au socialisme, à la mort du capitalisme et à l’amour!»

Duhaime a trinqué.

L’égoïste a raison. On peut très bien ne vivre que pour soi-même. Mais seul, on ne peut avoir d’esprit. Ni porter de toast.

 


Mark Fortier est sociologue. Il a pratiqué un temps le métier de journaliste, puis donné des cours à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université Laval. Il est aujourd’hui éditeur chez Lux. Il a décidé de devenir chroniqueur à LQ pour s’assurer une retraite dorée, calcul qui a provoqué l’hilarité de ses enfants.

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