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L'écrivain en vacances

Coucher sur papier

Chaque été, je termine un roman. Depuis cinq ans, c’est le même. Difficile de dire qui de l’œuf ou de la poule — qui du roman ou de l’écrivain en difficulté — est apparu en premier. Depuis que j’ai treize ans, je consacre invariablement mes étés à écrire ou à «finir» des romans.

Treize ans, c’est l’âge que j’avais lorsque mon premier ordinateur a été installé dans ma chambre, un gros PC beige qui n’a jamais servi à autre chose qu’au traitement de texte. J’en ai une nostalgie absolue: j’ai tant perdu en efficacité depuis qu’internet a commencé à coloniser les gigaoctets de ma mémoire vive. Il y a eu des étés efficaces et des étés décevants, des étés inutiles, des pas assez longs, des pourris, des malheureux, des ambivalents où les voyages entraient en concurrence avec l’écriture, des heureux où j’arrivais à tout faire en même temps. Je me souviens de mon dernier été niçois consacré à l’écriture, en 2007, sur la colline avec la jolie vue sur la mer, au son du festival de jazz, à regarder des vidéos de surf le jour et à écrire un roman la nuit. Un été réussi est un été productif.

Chaque été, en cliquetant dans la montée caniculaire de juillet en même temps que les coureurs du Tour de France, je maudis ma condition d’écrivain. Tandis que mes amis commencent à publier sur les réseaux sociaux des photographies de paysages idylliques, ou d’eux-mêmes au milieu de paysages idylliques, je maudis l’orgueil déraisonnable qui me fait consacrer ce temps précieux à écrire des livres, ou à tenter d’en écrire. Le fait que ça ne marche pas à chaque fois me rassure plutôt: je n’ai pas de recette. Parfois même, ça marche sur le moment, puis ça ne devient jamais un livre. Je ne triche pas. C’est, disons, «la glorieuse incertitude du sport». Ce faisant, je passe à côté de cette chose remarquable qui me semble à jamais interdite: l’inconséquence. Le repos, je connais, la procrastination m’offre l’opportunité d’être douce avec moi-même, et le rythme de production n’est pas celui de la chaîne, c’est certain. Mais le petit traitement de texte de mon cerveau tourne à l’infini, sans relâche, et lorsque je n’écris pas je suis tout de même encombrée d’écriture, c’est-à-dire engagée à porter, à construire, à ne poser mon regard sur la vie qu’en fonction du livre à écrire. De juin à septembre, chaque jour chômé est un jour coupable.  Chaque ligne non écrite est une escroquerie à moi-même. Je voudrais être déjà en septembre pour pouvoir me consacrer sans culpabilité à autre chose qu’au livre.

Longtemps, l’écriture a été ma liberté contre tout le reste, mon temps volé à la vie sociale. À Nice, un jour, le doyen de la Faculté des lettres m’a dit: «Bon, maintenant, vous arrêtez les conneries, vous mettez un peu les romans entre parenthèses et vous finissez votre thèse.»

Plus tard, j’ai appris qu’au Canada il y avait des professeurs de création littéraire dans les universités. J’aime mon travail. C’est le meilleur travail que je pouvais espérer. Mais ce n’est pas un métier, c’est trois métiers: professeur-chercheur-créateur. De juin à septembre, surtout, créatrice. Écrire n’est plus ma liberté mais mon «travail». C’est un travail sournois qui se glisse partout, dans les trous de souris, sous le jour des portes, on peut le faire en voyage, en parlant, et même en dormant. On le fait chez le dentiste, au bord de la mer, en marchant dans la rue. Pas de répit. On le fait même au milieu des autres en les regardant dans les yeux. Vous croyez que je suis à la fête avec vous, mais je travaille.

Personne n’a jamais entendu parler d’un burnout de l’écrivain, qui est quand même ultra privilégié de faire ce qu’il aime faire. Chaque année, dans la montée de juillet, je pense à cette mythologie de Barthes «L’écrivain en vacances»:

Ce qui prouve la merveilleuse singularité de l’écrivain, c’est que pendant ces fameuses vacances, qu’il partage fraternellement avec les ouvriers et les calicots, il ne cesse, lui, sinon de travailler, du moins de produire. Faux travailleur, c’est aussi un faux vacancier. L’un écrit ses souvenirs, un autre corrige des épreuves, le troisième prépare son prochain livre. Et celui qui ne fait rien l’avoue comme une conduite vraiment paradoxale, un exploit d’avant-garde, que seul un esprit fort peut se permettre d’afficher. On connaît à cette dernière forfanterie qu’il est très «naturel» que l’écrivain écrive toujours, en toutes situations. D’abord cela assimile la production littéraire à une sorte de sécrétion involontaire […] l’écrivain est la proie d’un dieu intérieur qui parle en tous moments, sans se soucier, le tyran, des vacances de son médium. Les écrivains sont en vacances mais leur Muse veille, et accouche sans désemparer.

Pour Barthes, cette représentation bonhomme de l’écrivain en vacances, promue par la presse bourgeoise, convoquant, à travers des images prosaïques de pyjamas bleus, de fromages et de lavande, le «petit monsieur dans l’auteur» n’est rien d’autre qu’une «de ces mystifications retorses que la bonne société opère pour mieux asservir ses écrivains». Les asservir à quoi?

Dès lors que l’écrivain est publié — dès qu’il est devenu une donnée computable — ses vacances travaillées sont une aliénation à la fois mentale et économique. Car l’écrivain, c’est bien connu, est le seul acteur de la chaîne du livre qui, dans l’immense majorité des cas, ne vit pas des revenus du livre. L’éditeur, le libraire, le diffuseur et le distributeur en vivent (souvent mal) mais pas l’écrivain (sauf quelques miraculés, que je célèbre ici, et dont hélas le succès a rarement à voir avec le talent — pardon d’enfoncer ces portes ouvertes). Ça fait donc vingt-sept ans que je passe mes étés à façonner des objets qui, au mieux, rapporteront de l’argent à d’autres. Et je suis (sincèrement) reconnaissante à ces autres de m’avoir élue pour les faire vivre, de m’avoir transformée en autrice publiée. Suis-je idiote ou masochiste? Les deux probablement. Mais surtout, je crois aux mythes, aux légendes et aux contes de fées. Je crois qu’il y a derrière cette aliénation un paradis des écrivains. Ça doit sûrement ressembler à une île déserte avec des palmiers. À vos photos sur Instagram. À des vacances, mettons. ♦

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