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Le vrai monde?

Les personnages de Pour réussir un poulet ne sont ni des paumés ni des victimes, mais bien des gens qui ont, depuis toujours, fait les mauvais choix.

Bande dessinée

Les personnages de Pour réussir un poulet ne sont ni des paumés ni des victimes, mais bien des gens qui ont, depuis toujours, fait les mauvais choix.

L’auteur, scénariste, animateur, acteur et humoriste Fabien Cloutier est devenu, au fil des ans, une personnalité médiatique connue. La majorité de ses œuvres dramatiques se déroule en Beauce: qu’on pense à Scotstown (2008) et à Cranbourne (2012), deux pièces publiées à Dramaturges éditeurs mettant en scène «le chum à Chabot», personnage coloré qui raconte, avec humour, l’existence sombre des petits «bums» en région. La série télévisée dont Cloutier a écrit le scénario, Léo, et dans laquelle il incarne le rôle principal montre un côté plus lumineux de la ruralité. Pour réussir un poulet, qui a remporté le Prix du Gouverneur général en 2015, est peut-être le texte le plus dur et le plus brutal du dramaturge. Paul Bordeleau, qui a créé le très beau Le 7e vert (La Pastèque, 2017), en signe maintenant l’adaptation en bédé.

Être nés pour un petit pain

Les premières planches de l’album présentent Carl et Steven, deux pères trentenaires et monoparentaux qui survivent grâce à des «jobines». Mario Vaillancourt, propriétaire malhonnête du centre commercial de la municipalité, explique à Mélissa, la sœur de Carl, comment cuire un poulet de grain.

La jeune femme, qui travaille comme serveuse dans un restaurant, fréquente Steven, mais elle a le béguin pour Vaillancourt. Toute l’action gravite d’ailleurs autour de l’homme d’affaires louche. Judith, la mère de Steven, lui demande d’engager son fils et son ami pour qu’ils récupèrent de la ferraille et la revendent. C’est à partir de ce moment que les choses se gâtent. Ceux et celles qui ont vu la pièce lors de sa création en 2015 se souviendront peut-être de sa structure atypique: les comédien·nes jouaient dans un seul décor, et les dialogues se chevauchaient, de sorte qu’on ne savait pas toujours qui s’adressait à qui. Bordeleau respecte cet aspect formel dans son adaptation; toutefois, les personnages évoluent dans des lieux différents, ce qui rend le récit plus cohérent. Si une adaptation réussie ne trahit pas l’esprit de l’œuvre originale, il est clair que Bordeleau relève le pari haut la main.

Déçus de ne pas faire plus de profits avec la ferraille, Carl et Steven acceptent d’aller récupérer huit cents caisses d’huîtres à Caraquet. Bien sûr, personne ne spécifie comment les fruits de mer pourront être vendus ni comment il sera possible de les conserver dans un camion non réfrigéré. Les choses s’enveniment de plus en plus pour les deux lascars, qui tentent tant bien que mal d’écouler leur marchandise, dont personne ne veut. Les problèmes s’accumulent, et les tensions entre les personnages atteignent leur paroxysme, comme le montrent bien les planches, aux couleurs désormais plus sombres. Ça va mal finir, ça ne peut que mal finir.

Subtilité du dessin

Le texte de Cloutier est parfois dur, quelquefois drôle, mais toujours percutant. Chez l’auteur d’origine beauceronne, l’ignorance remplace la méchanceté. La grande qualité de Bordeleau est de laisser les lecteur·rices se faire leur propre idée: il suggère plutôt qu’il ne montre. Je pense à cette scène où Judith, au téléphone avec son amie Jacqueline, se lance dans une diatribe sur les pétitions en ligne qui dénoncent les abus vécus par les femmes au Moyen-Orient. Dans les premières cases, le dessinateur la présente de face, puis lorsqu’elle multiplie les propos racistes, on la voit de dos. À la fin de son monologue, elle revient de face. L’artiste nous fait ainsi comprendre que pour Judith, la vérité se trouve dans les idées reçues et les préjugés. Bordeleau respecte le style et les nuances de Cloutier sans les trahir par un dessin peu subtil.

Peu de choses ont été changées au texte, qui est déjà très rythmé. Le bédéiste le dynamise encore plus, cadrant souvent ses personnages en gros plan tout en variant les formats des cases. Ces dernières regorgent de détails qu’on ne voit pas toujours à la première lecture. Si une adaptation réussie ne trahit pas l’esprit de l’œuvre originale, il est clair que Bordeleau relève le pari haut la main. La pièce de théâtre n’est pas dénaturée; au contraire, son incarnation sur papier est aussi forte que celle sur scène.

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Paul Bordeleau
Montréal, La Pastèque
2020, 130 p., 27.95 $