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Le voeu d’une liberté totale

Le voeu d’une liberté totale
Entretien avec François Hébert et Roxane Desjardins

Lorsque je me présente au bureau des Herbes rouges pour y rencontrer leurs éditeurs François Hébert et Roxane Desjardins, la nouvelle du jour est celle de la première photographie d’un trou noir. Hébert me dit : « La poésie, c’est un peu comme un trou noir. On y entre et on n’est pas certain d’en sortir. Bon, je vais faire du thé. » J’apprécie la lenteur de ce début de rencontre, et Roxane semble s’en apercevoir : « Bienvenue dans le temps des Herbes rouges », m’envoie-t-elle, un brin narquoise, tandis que François se dirige vers le balcon pour une cigarette.

Entretien
Entretien avec François Hébert et Roxane Desjardins

Lorsque je me présente au bureau des Herbes rouges pour y rencontrer leurs éditeurs François Hébert et Roxane Desjardins, la nouvelle du jour est celle de la première photographie d’un trou noir. Hébert me dit : « La poésie, c’est un peu comme un trou noir. On y entre et on n’est pas certain d’en sortir. Bon, je vais faire du thé. » J’apprécie la lenteur de ce début de rencontre, et Roxane semble s’en apercevoir : « Bienvenue dans le temps des Herbes rouges », m’envoie-t-elle, un brin narquoise, tandis que François se dirige vers le balcon pour une cigarette.

Sébastien Dulude : Quel contexte éditorial prévalait à l’apparition des Herbes rouges en 1968 ?

François Hébert : Dans les revues littéraires, on trouvait La Barre du jour, fondée en 1965 et Passe Partout, aussi fondée en 1965, une revue essentiellement de poésie, qui a duré un an, douze numéros. Il y avait aussi Parti Pris, mais c’était autre chose.

Roxane Desjardins : Il n’y avait pas vraiment d’endroit pour les auteurs qui sont venus publier aux Herbes rouges.

F. H. : C’est-à-dire qu’en 1968, en édition de poésie, il y a principalement l’Hexagone, l’Estérel et «Les Poètes du Jour», une collection des Éditions du Jour que Marcel [Hébert, son frère, décédé en 2007] et moi dirigeons durant l’année 1973. Ensuite, en 1974, on fonde la collection « Lecture en vélocipède » aux Éditions de l’Aurore. L’Hexagone appartenait à une autre génération. Avant qu’on commence à faire des numéros d’auteur·e [de la revue les herbes rouges, fondée en 1968], en 1972, un poète des Herbes rouges aurait publié son livre aux Éditions du Jour.

S. D. : Comment entriez-vous en contact avec vos auteurs et vos autrices ? Était-ce une question d’affinités naturelles ?

F. H. : Oui. Dans le premier numéro de la revue, on a fait un appel. C’est comme ça qu’on a reçu les premiers textes de plusieurs nouveaux poètes. On a aussi commandé des textes à des poètes qui nous précédaient, tels Paul-Marie Lapointe, Gaston Miron, Gérald Godin. Mais ce qui nous intéressait davantage, c’était les nouveaux·elles auteur·es, c’est pour eux et elles qu’on a démarré la revue.

S. D. : Vous cherchiez quelque chose en particulier ?

F. H. : Tout ce qui selon nous relevait des thèmes de l’Hexagone était refusé, à l’exception des poètes de l’Hexagone eux-mêmes. Pas par aversion pour ces thèmes (bien qu’on jugeât certains trop usés), mais parce qu’il y avait déjà un lieu pour ces textes-là. Pour ce qui est des affinités, on n’avait pas d’idéologie ou de ligne éditoriale. Entre Lucien Francoeur au numéro 10 et François Charron au numéro 12, il n’y a pas de rapport. Le seul principe qui liait les textes qu’on publiait, c’était la rigueur. On cherchait des voix et des tons particuliers. Ce qui nous stimulait et nous surprenait, Marcel et moi, c’était les surréalistes. On a été formés, en quelque sorte, par les surréalistes français. Mais notre ligne éditoriale n’est pas le surréalisme. On cherche un travail sur la forme, sur la langue.

S. D. : Comment se sont déroulés les premiers moments de la revue ?

F. H. : Au départ, nos publications étaient peu fréquentes, faute de subventions. Entre le troisième et le quatrième numéro, il s’est écoulé un an et demi. Les gens croyaient qu’on était disparus. À l’époque, pour être éligible aux subventions, il fallait avoir publié au moins six numéros. Ce n’est qu’en 1972, au numéro 7, que nous avons pu recevoir nos premières subventions. Entre-temps on avait publié un recueil de chroniques de Patrick Straram sur le cinéma One + One Cinémarx & Rolling Stones, 1971. On avait dû emprunter de l’argent pour produire le livre.

S. D. : Quant à la mise en marché, quelle a été votre approche ? Trouver votre public, était-ce une chose facile ?

F. H. : Disons que c’était plus facile qu’aujourd’hui. Il y avait beaucoup moins de publications à l’époque. Si je me souviens bien, en 1962, quand j’étais un jeune lecteur de poésie, il pouvait se publier quinze recueils par année. Quinze ! C’est peu de propositions, et en même temps le public était très réceptif à la littérature québécoise. Il y avait cette effervescence nationaliste et les gens s’abonnaient aux revues. Les recueils de poésie étaient tirés à 1 000 exemplaires et se vendaient facilement. À l’époque, pour qu’un livre soit considéré comme un best-seller, il fallait en avoir vendu 10 000 exemplaires, tandis qu’aujourd’hui, c’est 3 000. Sinon, sur le plan administratif, Marcel et moi, on était des cancres. [Rires.] On avait les mêmes qualités, mais aussi les mêmes défauts.

S. D. : Est-ce qu’il y avait un partage des auteurs et des autrices ou des textes entre vous deux ?

F. H. : Que Marcel ou moi s’occupe d’un·e auteur·e plus que l’autre ? Non, jamais. On travaillait sur tout. Au tout début, on allait distribuer les numéros nous-mêmes.

​​Pigeons (détails), par Jacinthe Loranger.

S. D. : Aviez-vous une méthode en termes de direction littéraire ? Est-ce que chaque texte était lu de manière autonome ou le placiez-vous en contexte par rapport à l’auteur et à la maison d’édition ? Est-ce que cette méthode a changé dans les cinquante dernières années ?

F. H. : Le texte était d’abord pris individuellement, c’est-à-dire qu’on regardait la forme et le langage en premier. On ne jugeait généralement pas un texte en fonction des thèmes abordés. Les thèmes ne nous intéressent pas. Parmi les auteur·es qu’on a publié·es, plusieurs étaient très près de la théorie. Marcel et moi, bien qu’on ait publié toute une génération de professeurs (principalement de cégep, peu d’universitaires), on ne lisait pas de théorie. On n’a pas fait d’études. La théorie provient des auteurs, et non de nous. Quand un auteur arrivait avec un texte plus théorique, on jugeait simplement sa forme, à savoir si elle était cohérente. Et on se posait la question : qu’est-ce que ce texte peut apporter aux Herbes rouges et, plus largement, à la poésie québécoise ?

R. D. : Lecture individuelle et lecture globale, on fait les deux. C’est sûr que ça fait une grande différence pour un·e écrivain·e de la maison qui écrit depuis longtemps de se faire éditer ici plutôt que chez un autre éditeur, qui n’aurait pas lu ses dix, quinze, trente-neuf livres précédents. On construit une façon de travailler ensemble. Cette manière de travailler repose sur la loyauté, qu’on valorise. Un·e écrivain·e qui travaille avec nous depuis longtemps sait que, par exemple, une expression comme « un à un » sera certainement critiquée par François, c’est un cliché. L’auteur ou l’autrice va donc peut-être l’effacer avant de nous soumettre son manuscrit. [Rires.] Comme ça on aura une chance de parler d’autre chose !

S. D. : Est-ce que vous accompagnez la prise de parole publique des auteurs ? Dans quelle mesure vous mêlez-vous des querelles idéologiques ?

F. H. : On leur permettait de s’exprimer dans la revue, sans prendre position.

R. D. : Je ne pense pas que quiconque aux Herbes rouges ait jamais dit aux auteurs et aux autrices quoi dire. Mais j’imagine que tu te réfères au cas de Qui a peur de l’écrivain ? [Une querelle sur le rôle de l’intellectuel entre La Nouvelle Barre du jour et Les Herbes rouges en 1983-1984.]

S. D. : Oui, tout à fait !

F. H. : J’avais dit à Normand de Bellefeuille et aux autres que s’ils voulaient répliquer [au numéro « Qui a peur de l’écrivain ? », les herbes rouges, numéros 123-124, qui était lui-même une réplique à « Intellectuel/le en 1984 ? », La Nouvelle Barre du jour], ils pouvaient le faire dans les pages de la revue. On veut que les gens s’expriment et on leur offre une plateforme pour le faire. Mais on n’était pas impliqués dans le débat. Pas plus que Gallimard n’a pris position entre Sartre et Camus, disons. Une maison d’édition, c’est un lieu vivant, un espace propice au débat.

S. D. : Comment gérez-vous les effets de groupe, de clan ?

F. H. : On essaie qu’il n’y ait pas de rupture, même si on publie des auteur·es dont la démarche est diamétralement opposée. Dans le numéro 26, on a publié Madeleine Gagnon. Numéro 27, c’était Claude Beausoleil. C’est intenable ! [Rires.] Je ne suis pas sûr qu’ils nous ont trouvés drôles. Il y a des poètes au sein de la revue qui ne se parlent même pas. Notre but, c’est d’assurer une certaine cohésion malgré les tensions internes. Le fait de ne pas prendre position sur le plan théorique nous permet cette neutralité.

S. D. : Avec la conception de l’anthologie anniversaire récente, La poésie des Herbes rouges. Anthologie (2018), avez-vous senti un aplanissement de ces tensions ou, au contraire, est-ce que ça les a révélées davantage ?

R. D. : Ce ne sont pas les tensions idéologiques que nous avons cherché à rendre ; mais elles y sont si elles étaient déjà dans les livres. On n’a essayé ni de les amplifier ni de les cacher. Bien sûr que nos choix, à Jean-Simon DesRochers et moi, ont été orientés par nos préférences et nos valeurs. Dans les poèmes politiques par exemple, on n’a peut-être pas choisi le plus militant, mais le plus réussi selon notre vision littéraire, inspirée par la ligne de la maison. Et puis, pour chaque livre, on n’a sélectionné qu’un extrait d’une page, très rarement deux. Donc certaines prises de position y sont moins criantes. On a aussi remarqué en préparant l’anthologie que les femmes écrivent souvent un moins grand nombre de livres. Beaucoup de femmes ont publié un ou deux livres aux Herbes rouges, tandis que des hommes en ont publié par dizaines. Je trouve ça préoccupant.

S. D. : Ce qu’on remarque en lisant l’anthologie, au-delà des effets de groupe et des alliances, c’est votre mixité générationnelle. Comment réussissez-vous à créer une communauté entre les plus jeunes et la première garde ?

F. H. : Aux Herbes rouges, quand un nouvel auteur arrive, c’est très important.

R. D. : Ce sont souvent des nouvelles, ces temps-ci !

F. H. : Effectivement. Je dirais qu’aujourd’hui, les jeunes ont déjà une connaissance des Herbes rouges en arrivant.

R. D. : On ne ressent pas vraiment de fossé générationnel. Dans nos lancements, les gens se mêlent les un·es aux autres. Les plus ancien·nes n’agissent pas de manière condescendante, bien au contraire, ils et elles sont très ouvert·es aux nouveaux·elles. Le rapport d’admiration est mutuel et tout le monde est stimulé par les nouvelles voix.

​​​​Pigeons (détails), par Jacinthe Loranger.

S. D. : Est-ce que ce même naturel a guidé l’exercice de passation vers Roxane ?

F. H. : Ça a pris beaucoup d’années avant que je trouve la bonne personne pour me succéder. J’ai tellement vu de maisons d’édition devenir des coquilles vides. D’un autre côté, je ne voulais pas que Les Herbes rouges disparaissent avec moi. Ce serait absurde. Mais la succession est quelque chose de très difficile ; les écrivain·es n’ont pas forcément envie de faire de l’édition. Roxane est arrivée d’abord comme autrice. Mais elle avait aussi envie de faire de l’édition et elle travaillait déjà dans le milieu. En plus, elle connaissait ma méthode. Alors oui, ça s’est fait assez naturellement. Et maintenant ça fait un an et demi qu’on travaille ensemble.

R. D. : En fait, ça fait plus de deux ans !

F. H. : Je ne vois pas le temps passer. [Rires.] Roxane et moi, on travaille exactement comme je le faisais avec Marcel. La seule façon d’être acceptée par les auteur·es, c’est par le travail sur les manuscrits. C’est fondamental, tout le reste en découle. Et Roxane a gagné leur respect, très facilement. Je considère que l’avenir est réglé.

S.D. : Roxane, as-tu l’impression que tu apportes quelque chose de différent ?

R. D. : La différence ne concerne pas tellement la direction littéraire. Par exemple, je m’implique beaucoup sur le plan du graphisme. Ça m’intéresse de travailler avec des artistes contemporain·es, comme Mathieu Labrecque qui a fait la couverture de l’anthologie ou Sara Hébert qui signe celle du roman La trajectoire des confettis de Marie-Ève Thuot. Travailler avec les nouveaux auteurs et autrices m’intéresse aussi énormément.

S. D. : Tu attires beaucoup de nouveaux manuscrits, j’imagine ?

R. D. : Je ne sais pas. J’ai publié trois livres qui ont peut-être eu une certaine visibilité, mais je me demande à quel point ça motive les gens à envoyer leur manuscrit. Selon moi, Les Herbes rouges apparaissent comme une institution. La différence que je peux faire, c’est ma méthode de travail, sur le plan technique. Je n’ai pas les mêmes outils que François. J’imagine que les miens sont plus adaptés à l’époque. Internet change évidemment beaucoup de choses. Sinon, je sais bien que Les Herbes rouges ont une approche de l’édition assez différente de celle qui est préconisée ailleurs en ce moment. L’idée de maison y est très forte, de même que le fait de suivre les auteurs et les autrices de livre en livre et d’un genre littéraire à l’autre. L’enjeu de loyauté mutuelle est extrêmement important. C’est mon approche à moi aussi.

F. H. : S’il n’y a pas de loyauté, il n’y a pas de lieu. Je crois qu’aujourd’hui, c’est encore plus difficile qu’avant. Il y a tellement de maisons d’édition. Maintenir cette fidélité est sans doute un des grands défis que rencontrera Roxane. Je lui souhaite d’avoir autant de liberté que Marcel et moi en avons eu. Il n’y a jamais eu au-dessus de nous un administrateur pour nous empêcher de publier un livre sous prétexte qu’il ne serait pas rentable. C’est en étant propriétaire qu’elle pourra exercer son travail librement. C’est ce que je veux, que Roxane ait une liberté totale. ♦

 

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