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Le véliplanchiste

Nouvelle

Laisse-moi te conter une histoire vraie. À l’âge de dix-huit ans, j’ai été embauché au parc national de la Yamaska. Ç’a été mon plus bel emploi d’étudiant — je te dirais même que ç’a été mon plus bel emploi tout court. J’arrivais tôt le matin et, selon la longueur de ma liste de tâches, je choisissais par quoi commencer ma journée: une promenade en quatre-roues dans la piste cyclable, une balade en truck aux différents points d’entrée ou une virée en bateau moteur sur le réservoir. Lors de journées particulièrement tranquilles, je prenais le vélo.

Le parc national de la Yamaska se trouve en périphérie de Granby. Il a été fondé un an avant ma naissance, en 1983. Son territoire fait essentiellement le tour du réservoir Choinière, construit dans les années 1970 pour approvisionner la région en eau potable. Aujourd’hui, il fait partie des plus petits parcs du réseau de la Sépaq. Il est surtout fréquenté pour ses sentiers cyclables, sa plage et ses terrains de camping. C’est un parc au charme modeste, mais qui attire un bon nombre de visiteurs, surtout l’été.

Garde-parc, c’était une job exceptionnelle. J’arrivais tous les matins pour chasser la rosée. J’étais payé pour voir la faune prendre vie.

On travaillait fort, aussi. On aidait souvent l’équipe d’entretien, constituée d’un étudiant comme moi et d’un bonhomme nommé Léo, aux dents croches et qui ne portait jamais rien d’autre qu’une chienne, même en temps de canicule. Léo disait toujours «veux-tu je vais te le dire pourquoi» après avoir affirmé quelque chose de plus ou moins intrigant. Il arrivait qu’on sorte la scie à chaîne pour enlever un arbre mort qui obstruait un sentier ou un chemin d’accès. Sinon, on passait la plus grande partie de notre temps à s’assurer que les visiteurs respectaient la réglementation du parc. Il fallait parfois jouer à la police, mais c’était rarement très confrontant.

Une fois, j’ai intercepté des gens qui sortaient de gros sacs de plastique noirs remplis d’ail des bois cueilli illégalement dans le parc. Ils ont essayé de m’en offrir un pour m’amadouer. J’avais dix-huit ans. J’habitais encore chez mes parents et ma culture culinaire se limitait aux nachos gratinés dans le micro-ondes et au Gatorade en poudre. Je n’aurais pas su quoi faire d’une seule gousse, et encore moins d’un sac entier.

Une autre fois, j’ai escorté à leur voiture un couple qui avait décidé de satisfaire un fantasme dans le bois. C’était du côté de Savage Mills, un endroit qui n’avait que récemment été annexé au parc et qui, donc, causait bien de la confusion chez les habitants du coin ayant coutume d’aller jeter une ligne à l’eau de ce côté-là du réservoir.

C’était très tôt le matin. La voiture était garée juste à l’extérieur de la limite du parc. J’imagine que ça pressait, on les voyait du chemin. Je leur ai crié de venir à ma rencontre et ce n’est qu’au moment où ils ont émergé de la ligne d’arbres que j’ai pu constater que la femme, une Monique sur le côté pesant de la cinquantaine, portait un uniforme d’écolière. Son René, dans la soixantaine édentée, peinait à remonter ses jeans. Il a enjambé le ruisseau du fossé en riant nerveusement.

— Hé! Hé!

Quand je leur ai demandé leurs droits d’accès, ils ont fait les innocents.

À part ça, la seule tâche qui m’ennuyait réellement, c’était de patrouiller dans le réservoir. Je n’étais pas très à l’aise aux commandes du bateau. On s’y aventurait surtout pour récupérer des embarcations parties à la dérive ou pour aider des visiteurs à déprendre leur pédalo dans les quenouilles de l’autre bord du lac. Quand un orage menaçait, on arrêtait tout de suite nos tâches pour rameuter les kayaks, les pédalos et les chaloupes sur le bassin. On sommait tout le monde de se diriger vers le quai, près de la plage.

Ce que je veux te raconter s’est passé lors d’une de ces patrouilles, vers la fin de l’été.

Un de mes collègues se nommait Fred Blanchette. Il était bâti pour la vie de bois. Il avait travaillé comme guide de chasse. Une cicatrice lui traversait la joue et il avait des mains grosses comme des gants de balle. La première fois que je lui ai serré la main, c’était comme si j’avais fourré la mienne dans la gueule d’un ours. Fred Blanchette avait un petit côté simplet, mais en matière de survie en forêt, t’avais l’impression de parler à Hubert Reeves.

En route vers la chaloupe on avait croisé Léo, le gars de l’entretien.

— Il va éclairer t’à l’heure. Veux-tu je vais te le dire pourquoi.

Ici, Léo avait marqué une pause pour sonder notre volonté de savoir pourquoi.

— Il va éclairer parce que les oiseaux volent à ras le sol.

On avait presque fini de faire le tour du lac et de rapatrier les visiteurs quand on a aperçu une planche à voile au milieu. Elle parvenait mal à se redresser. Les vents de plus en plus forts ne devaient pas aider. On s’est approchés au moment où les gouttes commençaient à tomber. Je connaissais vaguement le gars. Il habitait à côté de chez Julie, une de mes bonnes amies du secondaire. Il avait une dizaine d’années de plus que nous. À la manière dont il me regardait, je pense qu’il me reconnaissait. Il flottait, épuisé, dans sa veste de sécurité et paraissait soulagé de nous voir. Dans le bateau, alors qu’on essayait de fixer la planche et la voile sur les côtés pour les traîner, le gars avait l’allure de celui qui s’est mis dans le trouble et qui ne veut pas trop se le faire rappeler. Je l’ai laissé tranquille.

Fred Blanchette, lui, n’était pas du genre à laisser un gars tranquille. Il l’a sermonné sur les dangers d’aller faire de la voile en solo et sur l’importance de longer le bord. Surtout quand on est débutant. Tout à coup, Fred Blanchette, garde-chasse, maître pêcheur, gars de bois et de montagne s’improvisait expert véliplanchiste.

— T’as-tu, euh, t’as-tu fait une abattée? il a dit. C’est ça, han? Une abattée? Parce que, sérieux, c’est cave d’aller aussi loin sans faire d’abattée.

Il pouvait taper sur les nerfs, des fois, Fred Blanchette.

On s’est rendus au bord, du côté de Savage Mills. Le bruit des bourrasques et de l’averse sur nos imperméables nous évitait de parler. J’ai aidé le gars à tirer sa planche sur la rive en vitesse. Du coin de l’œil, j’ai aperçu la foudre frapper le lac à peu près vis-à-vis de l’endroit où il se trouvait quand on l’a rejoint. Il l’a vue,
lui aussi. On s’est échangé un regard.

Fred et moi, on l’a laissé paqueter ses choses. C’était le déluge,
la piste cyclable serait crevassée de rigoles.

L’automne suivant, j’ai croisé mon amie Julie. C’était dans un party et elle venait de faire un shot aux couteaux dans la cuisine.
Elle avait commencé sa technique en inhalothérapie. Elle semblait bien partie. Je lui ai dit que son voisin s’était mis dans le trouble sur le réservoir cet été. Elle a ri et je suis parti vers le salon.

Plus tard dans la soirée, Julie a interrompu ma conversation avec un gars qui avait décidé de rester nu-pieds même si c’était fin octobre. Elle était éméchée mais on dirait que ma face l’a dégrisée.

— C’est qui qui s’est mis dans le trouble, cet été, sur le réservoir? elle m’a dit en me tenant une épaule.

Il y a des gens dont le visage se creuse quand ils sont gelés. Julie était de ceux-là. Tu la voyais en début de soirée toute pimpante et souriante. Et plus tard elle était rendue pâle et cernée jusqu’au menton.

— Ton voisin, je lui ai dit. Il faisait de la planche à voile dans la pluie. Comme un cave.

Elle m’a dévisagé un moment. Elle a hésité. Puis elle m’a dit que son voisin Sébastien, il s’était noyé trois ans avant dans le réservoir. Le gars nu-pieds a ri. Julie et moi, on s’est regardés.

Ce soir-là, rien ne me permettait de savoir si c’était bel et bien Sébastien que j’avais vu. Julie n’avait pas de photo de son voisin sous la main. Plus tard, quand j’ai trouvé l’article de La Voix de l’Est qui parlait de la noyade, il n’y avait pas de photo non plus. Mais j’ai toujours été bon pour me souvenir des visages. Et puis le regard qu’on s’était échangé. C’était Sébastien.

Mon contrat au parc était déjà terminé et je n’y suis pas retourné l’été suivant.

La dernière fois que j’ai vu Fred Blanchette, c’était au moins cinq ans plus tard, dans le sentier du Round Top des monts Sutton. J’ai pris des nouvelles du parc. Tout allait bien. La routine. Il m’a demandé si je me souvenais du cave en planche à voile qu’on avait dépanné vers la fin de l’été.

J’ai dit oui. Même si je l’avais un peu oublié.

— Je l’ai repêché au moins quatre autres fois, il m’a dit. J’ai beau le chicaner, il veut jamais rien comprendre.

Fred montait avec sa famille. Sa fille l’achalait pour avoir un bout de réglisse et son épouse hyperventilait avec le porte-bébé trop serré. Je n’ai pas osé lui révéler ce que Julie m’avait dit. Veux-tu je vais te le dire pourquoi. ♦

 


William S. Messier a écrit quatre livres, dont Le basketball et ses fondamentaux (Le Quartanier). Il a aussi coscénarisé une websérie intitulée Terreur 404 (ICI Tou.tv). Il vit à Sherbrooke.

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