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Le sommeil de l’injuste

Le sommeil de l’injuste

Quand on dort du sommeil du juste, c’est qu’on a l’âme en paix. Ce qui est loin d’être le cas
de David Pace, héros (ou antihéros?) du dernier roman de Nino Ricci, Sommeil de plomb.

Traduction

Quand on dort du sommeil du juste, c’est qu’on a l’âme en paix. Ce qui est loin d’être le cas
de David Pace, héros (ou antihéros?) du dernier roman de Nino Ricci, Sommeil de plomb.

David Pace a-t-il seulement une âme? Je me suis posé la question tout au long du roman sans jamais trouver de réponse satisfaisante, et si j’ai commencé par éprouver de la compassion pour les souffrances du personnage, j’ai fini par me sentir révoltée par sa veulerie.

Fasciné par le déclin de l’Empire romain depuis le voyage en Italie qu’il a fait à l’adolescence, David enseigne l’histoire de la Rome antique à l’université. Il cherche en même temps à écrire un essai sur la décadence de notre civilisation en vivant, tout aussi fasciné, sa propre déchéance.

Car la déchéance, tant du monde que d’un homme, est au cœur de Sommeil de plomb. J’ai dit que le personnage était veule, mais le milieu dans lequel il évolue n’est guère plus brillant. Un directeur de département a, par exemple, créé un site pornographique, un autre a séduit une étudiante. Magouilles, lâchetés, trahisons: Nino Ricci ne nous épargne rien et aucun protagoniste ne suscite chez le lecteur la moindre sympathie.

La descente aux enfers

Au début du roman, David roule sur l’autoroute avec son fils Marcus. Mais un «déferlement chimique» (le roman commence par ces mots énigmatiques) se produit dans son cerveau et il fonce dans une voiture arrêtée sur l’accotement. Il s’était endormi. Il croque aussitôt deux comprimés pris au hasard.

Ce n’est pas la première fois que la chose lui arrive. La nuit, quand il parvient à s’endormir, cela n’a rien de réparateur et il se réveille épuisé; le jour, il a des absences: David souffre d’un trouble du sommeil. Un trouble cérébral profond, lui a expliqué son docteur, une sorte de «défaillance dans le mécanisme qui sépare l’état de veille du sommeil». Son cerveau serait inapte à produire une substance chimique essentielle à son équilibre.

Mais sans sommeil, aucun équilibre ne peut être atteint et David tente désespérément de le trouver en absorbant, sans respecter les ordonnances (ce qui montre son côté rebelle, autodestructeur), une panoplie de médicaments, Ritalin, Prozac et autres, comme le méthylphénidate ou l’oxybate de sodium qui donnent leur titre aux différents chapitres.

La descente aux enfers de David semble avoir commencé dans une université montréalaise. Son essai, Histoire au masculin, avait obtenu un succès d’estime et il était un peu l’enfant chéri du département. Mais un méfait l’a obligé à quitter le Québec et à aller s’installer à Toronto: il avait mal noté le travail d’un étudiant qu’il avait ensuite plagié dans un article. On apprendra plus tard que son Histoire au masculin est aussi le fruit d’un plagiat. Il tente malgré tout d’écrire la suite sans parvenir à rien. Il est comme une coquille vide, sa vie est un mensonge, tout son monde s’effrite et s’effiloche: son mariage (il trompait sans vergogne sa femme Julia) tombe à l’eau, le divorce l’accule à la ruine, il perd son emploi après un nouvel épisode dégradant. D’un échec à l’autre, David finit par être embauché dans une petite université américaine sans envergure d’où il sera une fois de plus expulsé. À la fin du roman, il se retrouve dans un pays en guerre jamais nommé (on pense à l’Afghanistan, à l’Irak, à la Syrie peut-être) où il trouvera l’aboutissement, sinon le sens, de sa quête.

Si Nino Ricci nous donne des indices sur son personnage — le conflit avec son père (quelques épisodes de violence passée sont relatés), le mépris qu’il éprouve à l’égard de son frère (qui a fait fortune dans l’immobilier) et de ses collègues, sa relation ambiguë, entre amour et haine, avec sa mère et sa femme Julia —, il ne cherche jamais à l’expliquer. Ricci décrit plutôt, avec une sorte de jubilation, la spirale infernale dans laquelle est aspiré son personnage, où on le suit sans le comprendre. Comme l’écrit l’auteur: «Le paradoxe de l’histoire est qu’elle est forcément irrévocable.»

On pourrait croire que mal dormir, ce n’est finalement pas si tragique, on n’a qu’à prendre des somnifères au moment de se coucher, des stimulants au réveil. Mais c’est loin d’être aussi simple et ce problème aurait même conduit certaines personnes au meurtre dans ces moments que le médecin de David qualifie d’«éveils confusionnels». Ainsi, un homme a poignardé sa femme à quarante-quatre reprises, un autre a assassiné son enfant parce qu’il croyait avoir affaire à un animal féroce. Entre le rêve et la réalité, la frontière paraît bien fragile.

Remarquablement documenté sur les troubles du sommeil, le fonctionnement du cerveau (on apprend notamment que ses deux hémisphères «hébergent des consciences en conflit, opposées jusque dans leurs allégeances politiques, leurs préférences alimentaires, leurs croyances religieuses»), ainsi que sur l’histoire de la Rome antique, Sommeil de plomb se lit comme un thriller: une fois qu’on l’a commencé, on ne peut plus s’arracher à sa lecture. L’écriture est efficace, presque clinique dans sa description de la déchéance, par instants poétique (on lit par exemple que «le couchant s’étirait comme le dernier souffle d’un monde déchu»), le rythme, haletant, le traitement, implacable. On en sort étourdi.♦

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Nino Ricci
traduit de l’anglais (Canada) par Marie Frankland
Montréal, Leméac
2017, 264 p., 27.95 $