Aller au contenu principal

Le signe et l'urgence

Camille, l’héroïne de Pratique d’incendie, de Kiev Renaud, est une banale adolescente de treize ans. Pourtant, tout la tue et conspire à la tuer.

Roman

Camille, l’héroïne de Pratique d’incendie, de Kiev Renaud, est une banale adolescente de treize ans. Pourtant, tout la tue et conspire à la tuer.

Du moins le croit-elle, convaincue que le monde est un répertoire d’accidents potentiels où chaque baignade est une noyade en puissance; chaque bouchée, un scénario d’asphyxie possible. Il lui faut se méfier d’elle-même, puisque «les zones de danger ne se limitent plus aux sorties des stationnements et aux grands boulevards, les zones de danger poussent sur [elle]». Si la circonspection générale éprouvée par Camille semble disproportionnée, elle n’est peut-être pas si étonnante pour une jeune fille qui entame sa puberté, période au cours de laquelle le corps se transforme en même temps que le regard porté sur lui. À la fois épreuve d’une certaine étrangeté à soi-même et première expérience de réification vécue par les fillettes, une poitrine naissante devient ici le script d’un bouleversement éventuel qui s’actualise trop souvent.

Dans Pratique d’incendie, Renaud reprend une posture narrative similaire à celle qu’elle avait explorée dans Je n’ai jamais embrassé Laure (Leméac, 2016). On reconnaît sa façon très maîtrisée et bourrée d’images travaillées de proposer un point de vue enfantin. Sur le plan énonciatif, l’autrice évite le tic agaçant consistant à singer un babil qui n’existe que dans la tête des adultes; sur le plan thématique, elle ne souscrit pas non plus à une vision romantique et innocente de l’enfance, bien qu’elle n’en gomme pas non plus la spécificité; enfin, sur le plan actanciel, l’écrivaine s’écarte du schéma éculé du coming of age, ce qui ne l’empêche pas de comprendre la part de drame qu’implique le fait de grandir.

Carnets d’enquête

Pratique d’incendie est un récit linéaire ponctuellement interrompu par des extraits de ce que Camille intitule son «journal de mort», un carnet de bord dans lequel elle consigne les décès fantasmés qu’elle craint ou auxquels elle aspire. Au lieu de se révéler comme les signes d’une envie de mourir, ces entrées diaristiques sont surtout le symptôme d’une conviction que Camille partage avec les hypocondriaques et les obsessionnel·les: celle que la capacité et la possibilité de prévoir toutes les catastrophes est la seule manière de les éviter ou, à tout le moins, de les contrôler.

«S’il me faut mourir, d’accord, mais je veux savoir quand et, surtout, d’où viendra le danger», écrit Camille dans son journal de mort, où elle se positionne comme une détective qui mènerait une enquête. Mais c’est une investigation inhabituelle à laquelle elle se livre, d’une part parce qu’elle concerne un décès fictif; d’autre part parce qu’elle aurait pour objet la mort de celle-là même qui projette de l’élucider. Simultanément victime virtuelle et enquêtrice anticipée d’un «non-crime», Camille est moins herméneute que prophétesse de malheur. Toutefois, cela ne l’empêche pas d’adopter une démarche proche de celle du limier. Somme toute, Camille écrit moins comme une inspectrice qu’elle ne déchiffre comme telle, voyant «partout des signes du destin»: «Je lis partout des signes du destin: dans l’aiguille pile à l’heure, dans la pluie qui cesse, dans la répétition insistante d’une publicité avec un enfant qui porte son nom.» À l’affût de chaque signe, c’est à une crise du sens que se confronte cette adolescente prête à tout pour en trouver (cicatrices, horoscope, lignes de la main), mais aussi en produire. Car sa préoccupation principale est justement de ne pas avoir de «signes distinctifs», une individualité lisible, visible.

Faire la morte

La certitude de Camille sur le danger qui guette est sans doute aussi forte que sa conviction qu’il suffit de développer une habileté à le déchiffrer pour s’en prémunir. La surinterprétation des événements devient alors une stratégie de survie, et l’exercice de se dépeindre comme morte revient, comme dans un jeu de Fort-Da freudien, à apprivoiser l’idée du décès – exercice dont l’inutilité frappera le personnage de plein fouet à la fin de l’ouvrage.

À l’instar de multiples répétitions théâtrales, les décès dans le journal de mort sont une façon de domestiquer le trac, d’apprendre ses répliques, de composer son rôle. C’est en ce sens que la pratique d’incendie à laquelle fait référence le titre (et qui fait écho à ce besoin d’être toujours alerte, prêt·es à tout quitter au son imprévu d’une alarme stridente) rappelle aussi tous «les actes, actions, gestes de préparation, […] de lecture, d’analyse» qui guident l’écrivain·e, pour reprendre la définition de Paul Bertrand dans Les écritures ordinaires (Publications de la Sorbonne, 2015). En créant une atmosphère mêlant menace et banalité portée par une narratrice inquiète, Renaud fait du roman une pratique d’incendie au sens de pratique d’écriture. Vif, incandescent, le texte n’a rien du feu de paille, et ses braises rougeoient longtemps une fois le livre refermé.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Kiev Renaud
Montréal, Leméac
2021, 112 p., 13.95 $