Aller au contenu principal

Le jour et la nuit

Evelyne de la Chenelière dévoile non pas un, mais deux textes de théâtre qui n’ont pas encore été portés à la scène.

Théâtre

Evelyne de la Chenelière dévoile non pas un, mais deux textes de théâtre qui n’ont pas encore été portés à la scène.

Deux ans après La vie utile (Les Herbes rouges, 2019), une œuvre dans laquelle les mots s’amoncellent pour constituer une véritable fresque d’angoisses existentielles, Evelyne de la Chenelière est de retour avec un livre réunissant deux pièces, À cause du soleil et Le traitement de la nuit, une sorte de diptyque où chaque rayon de lumière donne de la profondeur aux zones d’ombre; où chaque prise de parole est lourde de sens et de conséquences; où la culpabilité occupe une place de choix.

Avant la scène

Il n’est pas courant qu’une pièce soit publiée avant d’avoir connu une création scénique. Serait-ce un effet collatéral de la pandémie? Quoi qu’il en soit, on peut se réjouir que De la Chenelière pousse l’audace jusqu’à dévoiler deux textes qui n’ont pas encore vécu l’épreuve de la scène.

Le premier, À cause du soleil, trouve son inspiration dans l’univers d’Albert Camus et répond à une invitation de Claude Poissant, directeur artistique du Théâtre Denise-Pelletier. Dans sa préface, l’autrice explique: «Dans toute son œuvre [Camus] nous pose dans cette tension entre le refus et le consentement face au monde tel qu’il est. La parole que j’imagine se situe exactement là: à l’endroit d’un désir incommensurable de faire partie du monde, et du rejet amer de ce même monde.»

Le second texte, Le traitement de la nuit, a été élaboré afin de poursuivre un dialogue avec le metteur en scène Denis Marleau. La dramaturge s’adresse en ces termes au codirecteur artistique de la compagnie UBU: «J’ai envie d’écrire sur la nuit, pour sa densité et son poids. Investir le régime nocturne de notre imaginaire. Me servir de la nuit pour faire parler des voix issues de l’obscurité.»

Dans l’espace et le temps

À cause du soleil est essentiellement une réécriture de L’étranger (1942), mais cette pièce constitue également un commentaire sur l’œuvre camusienne. Comme dans son adaptation de Vers le phare (1927), de Virginia Woolf (Lumières, lumières, lumières, Théâtrales, 2015), ou encore dans celle d’Une vie pour deux (1978), de Marie Cardinal (La chair et autres fragments de l’amour, Leméac, 2012), on sent le regard sensible de De la Chenelière et sa fine compréhension des enjeux relatifs à l’amour et à la création. On retrouve aussi cette manière unique d’accorder à chaque personnage bien plus qu’un droit au dialogue: il s’agit d’un accès à la narration.

L’histoire de Meursault et de Marie, les protagonistes de Camus, s’entrelace ainsi avec celle de Medi et de Camille, des personnages qui semblent être nos contemporains. Alors que les premiers se consument sous le soleil d’Algérie, les seconds subissent la brûlure de la neige dans une contrée qui rappelle le Québec. Entre les deux récits, l’écrivaine laisse entrevoir des parallèles et des correspondances, échafaude un télescopage spatio-temporel aussi polysémique qu’inquiétant. Dans une scène de rue où tous·tes se retrouvent, Medi met en évidence les liens entre les différents protagonistes: «[I]l m’a semblé que nous marchions tous d’un seul élan, cet élan du corps qui cherche l’autre, qui cherche à se réjouir, qui cherche à ne pas mourir…»

Au bout de la nuit

Le traitement de la nuit est un oratorio à quatre voix, un tissu de répliques assassines, un cruel règlement de comptes familial. Parmi les protagonistes, citons Bernard et Viviane, les richissimes parents de Léna, qui multiplie les fugues, puis Jérémie, un mystérieux individu à qui les propriétaires, dans leur grandeur d’âme, ont confié l’entretien du jardin. Au fil du repas, la situation s’envenime, les discours des un·es et des autres ne cessent de réinventer le réel, d’imaginer le pire, jusqu’au vertige, jusqu’à ce que la nuit avale tout:

Enfin la nuit, déclare Viviane. Enfin il est trop tard. Trop tard pour agir, pour s’agiter, pour espérer quelque chose des heures, pour croire que nous serons capables de dissoudre les malentendus…

Dans ces deux pièces émerge une violence indéniable, exprimée de manière plus aiguë que dans celles qu’a auparavant signées Evelyne de la Chenelière. Il y a toujours eu une part d’ombre dans l’œuvre de l’autrice, une conscience certaine de la misère du monde, mais cette dernière n’a probablement jamais été traduite dans une langue aussi incisive. À vrai dire, les personnages de ce diptyque sont parcourus d’un si grand nombre de failles qu’ils acquièrent une dimension mythique, et que leurs destins suscitent des émotions tragiques inévitables.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Evelyne de la Chenelière
Montréal, Les Herbes rouges
2021, 174 p., 21.95 $