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Le faux fantasme de la féminité

Le faux fantasme de la féminité

Tombé entre le trône de velours de la philosophie et le fauteuil capitonné de la psychanalyse, ce livre s’ingénie à réconcilier, par une théorie de la fantasmatique, le subjectif et le textuel, le désir et la rationalité.

Essai

Tombé entre le trône de velours de la philosophie et le fauteuil capitonné de la psychanalyse, ce livre s’ingénie à réconcilier, par une théorie de la fantasmatique, le subjectif et le textuel, le désir et la rationalité.

Le titre d’une thèse n’aura jamais aussi bien porté son endroit théorique comme son envers affectif. C’est que l’apport freudien fondamental sur lequel repose l’écriture du Devenir-femme des historiens de l’art est celui d’une psychanalyse se revendiquant de la capacité à «dévoiler la motivation subjective et individuelle de doctrines philosophiques qui sont prétendument issues d’un travail logique impartial et [à] désigner à la critique les points faibles du système» (Freud, Résultats, idées, problèmes, tome I: 1800-1920). Sauf qu’ici, l’historienne de l’art Katrie Chagnon ne se targue nullement d’un «travail logique impartial», contrairement aux philosophes auxquels pouvait penser Freud en rédigeant ces lignes. Elle vise plutôt à réinvestir la part refoulée du sujet dans le travail de la recherche théorique. S’opère ainsi une sorte de mise en abyme, une logique fractale où la traqueuse est traquée par le geste même dont elle se réclame: en poursuivant au plus près la dimension fantasmatique des œuvres des historiens de l’art Georges Didi-Huberman et Michael Fried, Chagnon enseigne à la critique comment déchiffrer analytiquement les «désirs conflictuels» dans le corps de son propre texte.

Une herméneutique en regard d’un corpus

Ce livre, fort de ses influences derridiennes et kofmaniennes, se réclame d’un caractère ouvert, infini, interminable, et invite dès lors son lectorat à en découvrir «les soubassements pulsionnels». Portée par une écriture d’une efficacité redoutable, l’autrice, prenant appui sur ses postures mitoyennes de Québécoise et de femme, fait le pari de parcourir deux corpus vastes et exigeants qui n’ont à première vue rien en commun. De Fried, historien de l’art américain publiant aux Presses universitaires de Yale et à celles de Harvard, à Didi-Huberman, historien de l’art français dont l’œuvre paraît aux éditions de Minuit, Chagnon se lance dans le tracé de la vie inconsciente de ces monuments de la contemporanéité.

En identifiant l’axe narcissique de leurs théories au sein de leurs ouvrages, l’essayiste donne à voir le mouvement par lequel des hommes tendent à infléchir leur pratique d’écriture et d’interprétation des productions artistiques vers le versant féminin de leur psyché, dans une dynamique d’exaltation ou de repoussoir avec «la question des femmes». C’est que, selon Chagnon, il y a une «motilité des positionnements sexuels», une ambivalence pulsionnelle et genrée, où les catégories d’hystérie, de fétichisme, de mélancolie et de paranoïa situent le sujet d’énonciation dans son «système fantasmatique», signalant tantôt son adhésion complexe et inavouée à la part de féminité en lui; tantôt sa mise à distance, voire son altérisation de la féminité comme idéalisation effrayante (angoisse de castration) ou simple réduction violente (misogynie).

Un titre

Le titre de cet ouvrage a attiré mon attention par une sorte de titillement provocateur, me donnant à penser que l’inverse (le devenir-homme des historiennes de l’art) n’aurait pas été recevable, mais sa consonance deleuzienne m’a tout de suite interpellée, et je me suis dit que la théorie, dans ses postulats douteux, parvenait souvent à se défendre.

Après ma lecture, j’en viens à la conclusion que les explications à la misogynie ne sont pas à trouver dans le devenir-femme des hommes qui ont fait l’Histoire selon un régime de pensée phallocratique… À vouloir parler d’une «économie libidinale» des textes, des positionnements sexuels/textuels des hommes dans leurs œuvres, il faut prendre garde d’espérer découvrir, dans le devenir female gaze du male gaze, la panacée à la mainmise masculine sur la libido sciendi.

La réponse n’est pas toujours du côté des hommes.

La pensée queer, embryonnaire chez Sarah Kofman parce que non affranchie du registre de la féminité, se manifeste plutôt chez Gilles Deleuze, Michel Foucault, Monique Wittig, ou bien encore dans un article de Judith Butler1, dans lequel l’autrice mentionne que Kofman s’est empêtrée dans une métaphysique de l’identité aux catégories binaires, fondée sur la bisexualité psychique freudienne…

La théorie queer, proche du féminisme matérialiste, propose moins d’osciller librement (conceptuellement) entre la féminité et la masculinité que de saboter le socle genré depuis lequel certains corps se voient minorés, du fait de leur sexuation par les instances dominantes et patriarco-capitalistes. À vouloir s’inscrire dans la continuité du «féminisme» de Kofman, cet essai a laissé à d’autres le projet de penser le devenir-queer des historiens de l’art.

  • 1. Judith Butler, «Réplique à Sarah Kofman», dans Sarah Kofman: philosopher autrement, Ginette Michaud et Isabelle Ullern (dir.), Paris, Hermann, coll. «Rue de la Sorbonne», 2021.
Auteur·e·s
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Article au format PDF
Katrie Chagnon
Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal
« ART + »
2022, 328 p., 44.95 $