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Le culte des vautours

D’origine sénégalaise, Ayavi Lake habite depuis plusieurs années le quartier montréalais Parc-Extension. Ses habitants insufflent vie et couleur à Marabout.

Littératures de l'imaginaire

D’origine sénégalaise, Ayavi Lake habite depuis plusieurs années le quartier montréalais Parc-Extension. Ses habitants insufflent vie et couleur à Marabout.

Bien que rythmé, le court ouvrage, plus près de la longue nouvelle que du recueil, manque néanmoins un peu de cette chair dont sont friands les marabouts, grands échassiers africains carnivores. « Marabout » est également le nom donné aux sorciers envoûteurs capables de prédire l’avenir et d’exaucer les plus inavouables désirs. C’est l’un d’entre eux que rencontre Marianne Potvin, riche résidente d’Outremont, qui, pour tromper l’ennui, file des passants dans Parc-Extension. L’une de ses « victimes » la conduit au cabinet du marabout Bouba.

Bouba pratique le « métier » par dépit, ce sans-papiers parvenant difficilement à conserver un emploi au-delà de quelques mois. Sa situation se modifie lorsqu’il fait la connaissance d’une chamane atikamekw qui lui propose, en échange d’un appartement, un pouvoir : celui de « prendre la peau et le sexe de la personne de [s]on choix ». En revanche, le sorcier aura l’opportunité de se métamorphoser seulement à deux reprises, puisque la seconde transformation peut s’avérer fatale. Bouba accepte l’échange et, après avoir reçu Marianne Potvin dans son cabinet, il subtilise son apparence, non sans garder des reliquats de sa forte carrure de jadis. L’envoûteur, « qui sait de quoi sont capables les chamanes », a désormais la voie libre pour améliorer son sort… Marianne, pour sa part, se retrouve dans un premier temps sous les verrous, en état de choc grave.

En parallèle, d’autres résidents du quartier Parc-Extension en arpentent les rues et les commerces : Jolianne, guichetière au théâtre ; Roméo, fasciné par les histoires racontées au parc Athéna ; Josée, originaire de Chibougamau ; Maryse, qui découvre avec stupéfaction le café La place commune ; Keita, qui aimerait préserver son emploi au chantier grâce aux facultés de son cousin marabout… Une auteure, qui pourrait être Ayavi Lake, mêle sa voix aux leurs, à l’intérieur de sections intercalées dans le livre : elle relate sa vie de mère monoparentale immigrée et, surtout, détaille sa relation à la création et à ses personnages. Marianne Potvin, Bouba, Jolianne et tous les autres sont les protagonistes d’un ouvrage que l’écrivaine est en train de rédiger. Le procédé confère forcément à Marabout une distance, un second degré. Ce choix met de l’avant les ficelles narratives, comme si l’histoire était un corps autopsié, ses organes étalés sur l’inox.

En forêt urbaine

Bien que totalisant cent vingt-huit pages aérées, Le marabout semble avoir des visées essentiellement romanesques, qu’il ne parvient pas à atteindre en restant la plupart du temps synoptique. Les lieux sont le plus souvent ébauchés, résumés à des noms d’artères, d’intersections. Cette succession de noms de rues donne l’impression que pour comprendre, vivre réellement le récit, il nous faudrait nous-mêmes aller marcher dans Parc-Extension, une rue à la fois (vous savez, quand nous sentons qu’une visite de Google Streets est inévitable pour ne rien manquer — et je spécifie que j’ai déjà habité Montréal !). D’autres villes sont présentées de la même façon : Jonquière, Chibougamau… Certes, Ayavi Lake décrit çà et là des magasins, des odeurs, des fragments de décor, mais cela ne suffit pas à chasser l’effet d’esquisse et le fait que, en règle générale, on nomme plutôt qu’on incarne.

Idem pour le fantastique, le marabout et la chamane : il aurait été intéressant d’en apprendre davantage sur les rouages des envoûtements et du phénomène surnaturel. Je serais d’ailleurs curieuse de relire Ayavi Lake sur la magie, notamment celle de l’Afrique subsaharienne, qu’elle semble bien connaître. Ses personnages sont heureusement plus substantiels, portés par le style empli de vitalité et l’humour pétillant de l’écrivaine. Par exemple, lorsque l’auteure s’exclame à l’intention de sa fille endormie : « Je t’en prie, laisse-moi tuer quelqu’un avant de te réveiller ! » De part et d’autre de l’ouvrage, nous sentons l’aisance d’Ayavi Lake dans le mouvement des phrases, sa plume allègre, miroitante.

Ces envoûtements distingués

Le marabout est une œuvre qui invite à revisiter le territoire, « là où on sait encore marteler la terre pour la remercier d’être vivant ». Elle montre le potentiel d’une auteure qui, si elle déploie dans l’espace ses histoires, est promise à de belles réussites. En d’autres termes, si s’ajoute au récit cette chair dont se nourrissent les grands échassiers dont le titre du livre s’inspire. Après tout, comme s’exclame l’un des protagonistes : « c’est un peu de l’anthropophagie, de manger la peau et l’identité de quelqu’un ». ♦

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Ayavi Lake
Montréal, VLB
2019, 128 p., 22.95 $