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Le Christopher Knight des pauvres

Le Christopher Knight des pauvres
Thématique·s
Autoportrait
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De nombreuses barrières mentales se dressent entre moi et cette histoire d’autoportrait. Pour commencer, ce n’est pas mon genre de la ramener à mon propre sujet ou, en tout cas, j’aime bien me faire croire que ce n’est pas mon genre. Les gens passent leur temps à fignoler leur autoportrait, à travailler sur leur image, et moi je passe mon temps à les juger à cause de ça. Je scrolle mon fil d’actualité sur Facebook, et je regarde avec un mélange d’embarras et de commisération ces personnes qui consacrent des trésors de temps et d’énergie à se définir, regardez comme je suis spirituel, regardez comme je suis à gauche, regardez-moi me fâcher contre Richard Martineau, regardez le commentaire ironique que j’ai laissé sous la dernière publication d’Éric Duhaime, regardez-moi être un allié sincère et farouche de la cause féministe, regardez ma belle dépression, regardez-moi pisser un statut de deux mille mots pour exprimer une opinion tout en nuances sur Greta Thunberg, la grossophobie ou la laïcité, regardez-moi appeler cette célébrité par son petit nom, regardez-moi vous demander vos meilleures adresses à Rome afin que vous sachiez que je suis à Rome, regardez comme mes goûts littéraires et musicaux sont sophistiqués, regardez-moi affirmer que je ne regarde jamais la télé,etc. Je les vois faire leur petit malin, quémander l’attention d’autrui, et je suis persuadé d’être différent d’eux, de voler très haut au-dessus de la mêlée. Parce que ce n’est certainement pas moi qu’on prendrait à donner l’heure quand personne ne me la demande, hein?

D’ailleurs, chaque fois que l’envie de la ramener à mon propre sujet me prend, je me rappelle les sages paroles que Dostoïevski met dans la bouche de son héros dès la première page de L’adolescent: «Il faut être trop ignoblement amoureux de sa propre personne pour écrire sans honte sur soi-même.» (Bien sûr, le fait qu’Arkadi Makarovitch Dolgorouki enchaîne en racontant ses petites affaires en mille pages bien tassées lui enlève un peu de crédibilité, mais là n’est pas la question.) Pourquoi aurais-je envie de la ramener, de toute façon? Il ne m’arrive à peu près jamais rien, le moindre accroc à ma petite routine me plonge dans un effroi sans nom, je n’ai jamais eu une idée en propre de toute ma vie, et il est très peu probable que j’accomplisse quoi que ce soit de notable d’ici ma mort. Mon insignifiance devrait constituer une digue suffisante entre moi et toute velléité d’autoportrait.

Toutefois, c’est l’exemple de Christopher Knight qui constitue la barrière mentale la plus difficile à franchir. Qui est Christopher Knight? Pour être bref, il s’agit d’un type qui, sans raison spéciale et sans avoir rien planifié, a décidé à l’âge de vingt ans de tout laisser en plan et de s’enfoncer dans les forêts du Maine, où il a vécu en ermite pendant vingt-sept ans. Pendant cette période, il a eu une seule conversation avec un autre être humain, un randonneur croisé par hasard. Il a survécu en commettant des menus larcins dans les chalets isolés, et c’est d’ailleurs ce qui a causé sa perte: les propriétaires de ces chalets, irrités de se faire chiper leurs cannes de raviolis et leurs paquets de biscuits,
ont alerté les autorités, et Christopher Knight a fini par être arrêté et jeté en prison. À un journaliste venu le visiter dans sa cellule et qui voulait savoir à quoi il avait pensé pendant toutes ces années de solitude, Knight a répondu qu’il n’avait pas pensé à grand-chose. Tout de même, a insisté le journaliste, se retrouver tout seul dans la nature vous porte forcément à l’introspection, non? Non, a répondu l’ermite. «I lost my identity. There was no audience, no one to perform for. There was no need to define myself. I became irrelevant.»

Il se peut que Christopher Knight enfonce une porte ouverte en déclarant qu’il n’y a aucune raison de se définir soi-même en l’absence d’un auditoire, que cela ne sert à rien d’être quelqu’un s’il n’y a personne aux alentours, qu’on joue forcément un rôle dès qu’on s’ouvre la trappe, il se peut que tout cela soit des évidences, néanmoins ces mots me hantent depuis que je les ai lus. Parce que j’aimerais beaucoup, moi aussi, être tellement en dehors du monde que cela ne servirait à rien de continuer à essayer de bricoler une personnalité cohérente à ce fouillis d’états d’âme fugitifs, de pensées contradictoires et de lieux communs opérant en société sous le nom de François Blais. Et comme je suis passablement épais, j’arrive parfois à me convaincre, l’espace de quelques secondes, que je suis réellement une sorte de Christopher Knight des pauvres. (Tout ce que je suis, je le suis en version «des pauvres». S’il y a une chose que je sais de manière certaine à mon sujet, c’est que je n’ai aucun talent pour l’absolu.) J’arrive à me convaincre que je me balance tellement du monde qu’il ne me servirait à rien d’être autre chose qu’une coquille vide, un courant d’air.

(D’ailleurs, moi aussi, comme Christopher Knight, je vis dans la forêt. Bon, j’y ai une maison, une voiture, l’internet, le câble et Netflix, et j’achète mes denrées au IGA de Louiseville plutôt que de les voler dans les chalets des environs mais, pour le reste, c’est la même affaire, non?)

Comme je disais, l’illusion ne dure que quelques secondes. Le reste du temps, je suis parfaitement conscient d’être plutôt un Arkadi Makarovitch Dolgorouki des pauvres qu’un Christopher Knight des pauvres. J’ai beau savoir qu’il faut être bassement épris de sa propre personne pour oser écrire sur soi-même sans honte, c’est tout de même ce que je fais à temps plein.

Je plaçais cette citation de Virginia Woolf en exergue de mon deuxième roman: «Ai-je en moi le pouvoir d’exprimer la vraie réalité? Ou bien ne puis-je écrire que des essais sur moi-même?» C’était une vraie question. Une dizaine de bouquins plus tard, force est d’admettre que j’ai beaucoup de mal avec la «vraie réalité». Bien sûr, quand vient le temps de remplir mes demandes de bourses au Conseil des Arts, et que je dois justifier le financement par le trésor public d’un énième essai sur moi-même, je pète de la broue dans le genre: c’est en creusant l’intime qu’on parvient à toucher l’universel et blablabla, mais je sais bien, au fond, que s’il m’arrive de toucher à l’universel, c’est toujours par accident, en m’enfargeant dessus.

J’ai croisé Patrick Brisebois au dernier Salon du livre de Québec, il m’a dit qu’il travaillait sur un roman de fantasy. «Je sais pas ce que ça va donner, mais c’est le fun à écrire. Je suis fatigué de toujours parler de moi dans mes livres.» Je te feel tellement, Brisebois! Moi-même, en 2012, après avoir publié six petits romans dans lesquels les personnages étaient exactement les mêmes (mais avec des noms différents), six récits peuplés de petits perdants se pensant plus comiques qu’ils ne le sont en réalité, de ratés pas si sympathiques, asociaux, paresseux et irresponsables, j’ai décidé que j’en avais assez de moi-même et je me suis lancé dans un roman choral. Je m’étais donné le mandat d’étudier les destins d’une vingtaine de personnages, de la petite école jusqu’à l’aube de la trentaine. Il y aurait une conseillère en placements pour Desjardins, un représentant pharmaceutique, un consultant en sécurité informatique, une mère au foyer, un ambulancier, un policier, un travailleur d’usine, un propriétaire d’immeuble, un antiquaire, une éducatrice spécialisée, une fonctionnaire, une enseignante, un tueur en série et un vendeur de thermopompes. Des gens n’ayant aucun rapport avec moi.

Après un départ sur les chapeaux de roues (écrire un roman est toujours un jeu au début, puis ça devient un travail, puis une torture), je me suis peu à peu enlisé et j’ai découvert que si je voulais trouver la motivation de m’asseoir devant mon ordinateur chaque jour pendant un an, pour raconter la vie de policiers et de vendeurs de thermopompes, il me fallait également jeter dans la chorale un alter ego, une petite perdante suréduquée et asociale, se pensant plus comique qu’elle ne l’est. Mon éditrice, qui a toujours raison, a dit: «J’enlèverais le personnage de Coralie. Il n’apporte rien au récit, et il ressemble beaucoup trop aux personnages de tes livres précédents.» Je me suis bêtement entêté, et il a fallu que cette Classe de madame Valérie soit,
au moins en partie, un essai de plus sur moi-même.

Même chose pour les deux livres pour enfants que j’ai publiés au cours des dernières années. Le premier met en scène une princesse, l’autre une poule. Deux personnages n’ayant, à première vue, pas grand rapport avec ce fouillis d’états d’âme fugitifs, de pensées contradictoires et de lieux communs opérant en société sous le nom de François Blais. Sauf que ma princesse est une underachiever assumée, abandonnant la partie au premier prétexte, et ma poule est une petite baveuse, immature et constante dans l’erreur. Bref, deux essais sur moi-même avec de jolies illustrations, destinés aux lecteurs d’âge préscolaire.

Je suis présentement occupé à écrire un roman de science-fiction. Ça se passe en 2098, mon personnage principal est Suédois et il est fonctionnaire pour une agence internationale. À première vue, ce personnage a aussi peu à voir avec moi qu’un participant d’Occupation double ou un candidat du Parti libéral. Lui et moi avons bien sûr quelques traits en commun: il a à peu près mon âge, il ne croit pas à grand-chose, et il sait qu’on ne devient pas plus sage avec le temps, seulement plus fatigué. Et, forcément, le texte tourne autour de mes petites préoccupations personnelles. Mais cela demeure anecdotique, et je peux affirmer que La seule chose qui intéresse tout le monde (en vente dans toutes les bonnes librairies quelque part vers 2021 ou 2022, ou peut-être jamais) n’est pas, dans son état actuel, un essai sur moi-même. Cependant, le manuscrit ne fait encore qu’une petite centaine de pages (je viens de les relire et il me semble que c’est immonde, mais je ne m’en fais pas trop avec ça, c’est normal qu’un premier jet soit un peu tout croche… c’est normal?), j’ai encore amplement le temps de tout gâcher, d’en mettre partout. Ça pourrait arriver sans même que je le fasse exprès. Tiens, l’automne dernier, j’ai fait paraître un roman pour adolescents à La courte échelle. J’étais plutôt fier de moi, surtout parce qu’il me semblait que j’étais parvenu, l’espace de 37 196 mots, à demeurer en retrait, à laisser mes personnages être eux-mêmes, à narrer de manière relativement neutre. Mais la madame du Devoir qui en a fait la recension était d’un autre avis: ouais, bon, ça se laisse lire si on veut, mais au bout du compte c’est encore François Blais qui fait du François Blais. Trois étoiles, mettons, parce que je suis de bonne humeur.

C’est ça l’affaire avec moi, je la ramène à mon propre sujet aussi naturellement que je respire, sans avoir l’air d’y toucher. Je viens de passer près de deux mille mots (alors qu’on m’en demandait mille) à faire semblant d’esquiver cette histoire d’autoportrait, à expliquer pourquoi j’aimais mieux passer mon tour, et pourtant je viens bel et bien de faire mon autoportrait. Et je vous jure que c’est très ressemblant. ♦

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