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L'assignation aux racines

L'assignation aux racines

Originaire du Guyana, ayant grandi au Canada et vivant actuellement en Angleterre, Tessa McWatt se laisse emmêler dans ses racines multiples, à cheval entre quatre continents, et livre une non-fiction charnelle sur les violences raciales.

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Récit

Originaire du Guyana, ayant grandi au Canada et vivant actuellement en Angleterre, Tessa McWatt se laisse emmêler dans ses racines multiples, à cheval entre quatre continents, et livre une non-fiction charnelle sur les violences raciales.

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Anatomie de ma honte montre ce que l’héritage cartésien concède à l’Autre: le non-être. À la question «Qui suis-je?», le cogito répond par l’intransitivité du verbe, la souveraineté de l’être: «Je suis.» Lumières aidant, il balayera le reste vers le bas-côté de l’âme: pierres, animaux, végétaux et autres barbares. En 1968, une enfant guyanaise, tout juste arrivée au Canada, se voit demander en salle de classe par l’institutrice: «Qu’es-tu, toi?» La jeune fille se rend alors compte de sa différence. Elle devra désormais en répondre. L’être affleure à la peau et s’y superpose: l’on n’est qu’apparence, forme de nez, concentré de mélanine.

La question tue

La découverte de soi comme une alter, comme un être réduit à la stricte organicité d’un corps, fonde l’itinéraire d’une existence constituée de quêtes et de fuites et celui d’un «livre-énigme»: «Que suis-je?» Ce moment survient dans la vie d’une personne dite racisée lorsqu’elle se découvre irrévocablement différente dans les yeux de l’autre, crainte, méprisée ou fétichisée, toujours objectivée. L’expérience d’altérisation vécue, trop jeune, par Tessa McWatt fait pendant à celle où s’ancre l’œuvre de Frantz Fanon: le regard que lui lance une enfant blanche fait prendre conscience au Martiniquais de la manière dont il est tombé dans le piège de l’aliénation en s’efforçant de jouer au Blanc, gage d’universel. Peaux noires, masques blancs (1952) sera la bible du décolonialisme. Et si, à la veille des indépendances, l’essai dissèque l’impérialisme pour en exposer les rouages, il se clôt sur un élan d’humanisme, resté lettre morte près de soixante-dix ans plus tard. Le récit de McWatt en fournit la preuve: long comme une complainte saccadée, ce livre au souffle court tend vers un désir d’humanisme qui, à la fin, s’échappe comme un soupir, une fatigue. Mais à la tentation de la disparition, l’autrice oppose l’exigence de l’enquête. La question du «que» se révèle alors «sans importance» et libère celle qu’elle muselait: «Qui suis-je?»

Le fardeau des gènes

La question est en instance de réponse tout au long d’Anatomie de ma honte. Pour les minorités visibles, encombrées par leur corps, être reviendrait à un mirage, exclues qu’elles sont du cartésianisme et du droit à la subjectivité, avec leurs fardeaux d’adn et de traumatismes intergénérationnels. Finalement, l’interrogation fondatrice répond à une assignation: n’être que corps, nez, lèvres, yeux, cheveux, cul, os, peau, sang – des parties anatomiques qui servent de titres aux chapitres. Même si le projet de l’ouvrage est d’en prendre le contrepied: exhiber ces morceaux d’anatomie afin d’esquisser les paysages de violence, individuelle et collective, qui sous-tendent cette réduction au biologisme. La récurrence du terme «race» – conservé tel quel dans la traduction, malgré les écarts de définition et d’usage entre le français et l’anglais– instille cette obsession. À son corps défendant, l’assignation aux gènes, chez l’écrivaine, se change en performance de manière plus ou moins assumée, mais assez déroutante, puisqu’elle fait signe vers cet autre autoessentialisme, non cosmopolite certes, que Fanon avait, dans les années 1950, identifié comme la première étape menant vers l’hybridation identitaire, la libération culturelle et enfin la décolonisation. Le processus semble se rembobiner sous la plume de McWatt; et si ce n’étaient les événements contemporains auxquels elle se réfère, l’on aurait eu l’impression d’avoir été figé dans le temps.

Le dialogue manqué

Depuis les indépendances, qu’ont-elles gagné, les personnes racisées, sur le plan de l’autoaffirmation, autrement que par la performance des racines – pour douloureuses que soient ces dernières? Et quel rôle occupe la création artistique (comme travail formel et invention de sémantiques fécondes) dans cette quête de soi hors de toute assignation? Anatomie de ma honte ne propose pas grand-chose à ce niveau: probablement salutaire pour son autrice comme pour un certain lectorat, le livre a une dimension cathartique, mais s’avère plus ou moins informatif. En tant que non-fiction, il alterne entre passages autobiographiques, souvent très touchants, et réflexions de type essayistique parfois assez niaises. L’écriture, banale, est ponctuée de quelques touches poétiques qui toutefois n’arrangent rien au manque de grâce général, que la traduction de Chloé Savoie-Bernard ne sauve pas: laborieuse, truffée d’anglicismes et d’incorrections, elle rate l’occasion d’établir avec le texte un dialogue idiomatique et conceptuel à la fois étroit et distancié, ce à quoi l’on se serait attendu, c’est-à-dire la plus-value d’une traduction assurée par une écrivaine. L’on aurait peut-être respiré.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Tessa McWatt
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Chloé Savoie-Bernard
Montréal, Mémoire d'encrier
2021, 304 p., 29.95 $