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L'antichambre de la femme coupée

Une chambre à soi?
Thématique·s

Il y a foule dans une salle qui pourrait ressembler à un chapiteau de cirque. De là où je me trouve, au centre de la scène, je n’arrive pas à voir le public. Il faut dire que je suis allongée dans une boîte ouverte. Aux deux extrémités, seuls ma tête et mes pieds dépassent. Sous une ondée d’applaudissements surgit un immense illusionniste barbu, brandissant fièrement une scie étincelante. Je sais qu’il s’apprête à me couper en deux. Il s’exécute d’ailleurs avec un savoir-faire incontestable. Au moment où je me demande si c’est d’abord le haut ou le bas de mon corps que je présenterai à la foule, indécise, je ressasse les options dans ma tête… je me réveille, épuisée.

Le songe est récurrent dans ma vie depuis de nombreuses années.

La mère d’un ami qui prétend comprendre la signification des rêves m’a expliqué qu’il représente mon tiraillement entre deux états. J’ai d’abord pensé à mes postures de mère et d’amoureuse. Je me souviens que lorsque mes enfants étaient en bas âge, concilier ces rôles venait avec une crainte permanente de n’être nulle part à la hauteur. Même pas «suffisamment bonne», pour reprendre le titre du célèbre ouvrage du psychanalyste Donald Winnicott.

Après ma séparation d’avec le père de mes enfants, il y a quelques mois, le rêve est réapparu, avec encore plus d’intensité. Cette fois, une tante qui me connaissait mieux que quiconque a cerné la source possible du scénario «infernal»: «Et si c’étaient tes jobs d’écrivaine et de journaliste que tu avais du mal à conjuguer?»

Eurêka.

À tout prendre

Jeune, trop pourrie en mathématiques et en sciences pour devenir médecin, j’ai choisi d’écrire. Pas par dépit. La lecture et l’écriture étaient mes activités principales avec le ski et la vie sociale. Comme on m’avait tellement prévenue qu’il était utopique de penser que je pourrais vivre de ma plume, j’ai choisi de devenir journaliste – ce qui avait au moins le mérite d’être une profession plus «claire» et «rassurante» pour mes proches. J’ai toujours cru que je pourrais faire coexister les deux métiers. Plusieurs y parvenaient depuis des siècles et parmi eux et elles, de grands noms de la littérature.

Comme les autrices que je lisais au début de ma vingtaine, j’ai eu envie de transcender à travers l’écriture mes angoisses, obsessions, deuils, pertes et les blessures d’une enfance vécue en partie dans un climat toxique. On a accepté de me publier, j’ai commencé à me construire une modeste mais satisfaisante vie d’autrice. Au sortir du lock-out au Journal de Montréal, qui a mis les journalistes à la rue en 2009, j’ai décidé de ne pas réintégrer la salle des nouvelles et d’œuvrer plutôt comme pigiste, sûre d’avoir ainsi plus de liberté et de temps à consacrer à ma propre création. J’avais mal jaugé les tenants et aboutissants de cette double existence.

L’écrivain·e-journaliste, contre vents et marées

J’arrive à ce moment de la vie où je me questionne – et où j’angoisse/culpabilise – sur ce qu’il me reste à écrire, une pensée circonscrite dans ces mots de Louise Dupré, que j’ai recopiés à la craie au tableau noir sur un mur de ma cuisine, destiné aux enfants… «J’ai souvent dit à mes étudiants qu’on n’écrit pas ce qu’on veut, mais ce qu’on peut. Et connaître les possibles de son écriture vient petit à petit: c’est le travail d’une vie.» (Entretien dans Voix et Images, hiver 2009). Ces mots, je les relis quand mes désirs se heurtent aux contraintes que le journalisme m’impose, et qui s’inscrivent, hélas!, en porte-à-faux dans mon processus de création. «L’écrivain-journaliste est un être sans cesse "en devenir" et sans véritable lieu d’appartenance. Il rêve de créer une œuvre littéraire répondant aux attentes les plus élevées, mais il ne parvient jamais à l’écrire», note Maude Couture, en 2012, dans un article de Québec français, intitulé «L’écrivain-journaliste au XIXe siècle: un être duel».

Peut-être que si j’avais été affectée aux affaires judiciaires, à la couverture du monde politique, économique ou sportif, j’aurais mieux vécu ces deux vies professionnelles. Le journalisme littéraire que je pratique depuis plus de vingt ans, lui, est arrivé par un concours de circonstances. Fraîchement diplômée du programme de journalisme de l’UQAM en 2000, je suis d’abord débarquée comme surnuméraire au Journal de Montréal autour de 2005. J’ai rapidement été mutée au secteur culturel, puis au cahier «Livres». Comme je faisais alors une maîtrise en études littéraires, profil création, j’y ai probablement mis assez d’énergie et de passion pour qu’on m’y reconnaisse un certain talent, suffisant du moins pour que je m’y taille cette niche, sorte de spécialité naturelle qui me sied bien et dans laquelle j’ai su développer une compréhension des écrivain·es d’ici, de leur sensibilité et des défis auxquels ils et elles doivent faire face. En rendre compte à travers des entrevues et des chroniques compose l’essentiel de mon travail.

Si ces fonctions me réjouissent au quotidien, elles deviennent empêcheuses d’écriture en dehors de mes heures de journalisme. Plusieurs envisageraient les œuvres des autres, leur style, leur forme, leurs idées, comme des moteurs pour l’écriture de celui ou de celle qui les lit. Mais de mon côté, bien qu’exaltée devant l’excellence de mes pair·es, les lire pour les recenser, les commenter, leur donner toute la lumière qu’ils méritent coupe mon propre élan.

C’est comme si le talent des autres, leurs idées, leur génie, par moments, me bâillonnaient. S’ils m’allument et
comblent mes joies de lectrice, ils endiguent en même temps le flot de mes mots. Pourquoi – de quel droit? – demanderais-je au lectorat de s’attarder sur mes histoires s’il lui est possible de lire celles de Louise Dupré, d’Élise Turcotte, de Daphné B., de Perrine Leblanc, d’Hélène Dorion, de Marie Hélène Poitras, de Martine Delvaux, de Fanny Britt et de tellement d’autres que j’estime et dont je défends les textes sur toutes les tribunes? Difficile de penser être originale, de sortir du lot dans un début de siècle aussi grandiose au plan littéraire, pourvu de plumes érudites, sensuelles, lucides, féministes, fortes, traduites de par le monde, et qui répondent la plupart du temps, avec plus de clarté, à ce que je tente d’exprimer moi-même depuis mes débuts.

Garder l’ombre

Et quand, dans un instant de confiance, mais surtout sous l’impulsion d’un besoin, je retrouve le désir de transfor-
mer mon vécu en récit, de transcender les turpitudes anciennes, mais jamais disparues (sorte de chiendent à la base de mon besoin d’écrire), ce n’est plus l’ombre des autres qui me pourchasse, c’est la servitude de l’enfance. Si, gamine, on ne me disait jamais que je manquais de talent, on me répétait toutefois de ne pas l’étaler; être douée pouvait déranger autrui. Même chose pour la «beauté» extérieure. La montrer était vanité. Toujours rester modeste, joindre les rangs, que ma tête ne sorte jamais du lot sous peine d’être exclue, punie. Humilité, discrétion, réserve devaient primer. Que les paillettes restent sous la chair. Dans la pénombre, point de risque.

Ainsi fut ma jeunesse sur le bord de l’autoroute 20, entre Montréal et Québec. Entre deux pôles. Moyenne jusqu’au bout. Meilleure que personne, pas choisie, pas élue. Que la carapace continue d’être cet abri oublié.

Mais si j’ai fermé ma gueule, le cœur, lui, s’est débattu comme un diable dans cette eau bénite de banlieue terne, afin que le petit pain pour lequel j’étais née gagne quand même en croustillance au fil des ans. Clarissa Dalloway, c’est moi

Ce cœur. Si j’ai pu douter de ma tête, de mes capacités, de mon intelligence, je n’ai pas pu m’en détourner, de mon cœur, seul éclaireur fiable dans cette intuition qui fait ma force. «[S]i je ne suis pas sûre de la puissance de mon cerveau, je suis tout à fait certaine de celle de mon cœur», a écrit Virginia Woolf dans une lettre destinée à sa cousine Madge Vaughan, et publiée dans Tout ce que je vous dois: lettres à ses amies (L’Orma, 2021). Ma propension à tant aimer lire vient aussi avec l’immense fougue de cet organe. Mon cœur. J’affectionne surtout celles qui écrivent avec leurs tripes. Des femmes, par complicité naturelle. Quant aux auteur·rices dit·es «de tête» accroché·es à leurs brillantes capacités intellectuelles, peut-être installé·es en confiance dans leur parcours, j’ai souvent déploré leur incapacité à la fragilité, à descendre en déséquilibre sur le fil rouge qui mène jusqu’à la source de l’écriture. La plus remarquable essayiste, récipiendaire des prix les plus prestigieux, ne saurait être éclairante sur son époque si elle ne connaît pas ce chemin vers l’amour, si elle le fuit, en drapant ses pensées d’atours trop hermétiques pour être rassembleurs. Comment tendre vers l’autre, le rejoindre en restant prisonnière de son armure de connaissances? À quoi bon l’intelligence quand on ne sait pas aimer ni partager?

Au fond, c’est peut-être dans cet interstice amoureux que pourra renaître l’écriture, que s’estomperont enfin mes doutes, que je pourrai gagner la rive de l’espoir, écrire dans une confiance proche de l’abandon, obéir à ce qu’Yvon Rivard appelle «le cœur pur de Clarissa», dans Une idée simple (Boréal, 2010). Rivard y soutient «que le souci de l’autre, c’est aussi être capable de recevoir ce que l’autre donne, car ce qui est donné par un cœur pur, c’est toujours en définitive non seulement l’amour de la vie, mais la promesse d’une autre vie qui serait comme cachée dans celle-ci, d’une autre vie qui serait comme le cœur de celle-ci. […] Le rêve qui fait de nous des humains, le rêve qui ouvre sur l’infini du réel, se déploie entre ce doute et cette espérance.»

Peut-être alors qu’en acceptant ce «cœur pur» à l’origine de mes complexes, le mien, celui de celles que j’admire, je percerai la lumière de cette scène du rêve récurrent, resterai debout en un seul morceau sur la
table de l’illusionniste barbu. Le défier jusqu’à son anéantissement. Et publier encore.

 


Claudia Larochelle est autrice et animatrice. Son recueil de nouvelles Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps était réédité aux éditions Leméac en 2021. Elle a dirigé le collectif Je veux une maison faite de sorties de secours: réflexions sur la vie et l’œuvre de Nelly Arcan (VLB, 2015) et est l’autrice de la collection d’albums jeunesse La doudou (La Bagnole), illustrée par Maira Chiodi.

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