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L'amour face à la mer

Gaspésienne d’adoption depuis presque trente ans, Joanne Morency poursuit la délicate et précieuse introspection commencée en 2009 avec Miettes de moi.

Poésie

Gaspésienne d’adoption depuis presque trente ans, Joanne Morency poursuit la délicate et précieuse introspection commencée en 2009 avec Miettes de moi.

Il y a dans la baie des Chaleurs davantage de parutions de livres qu’on pourrait le croire quand on habite ailleurs. La péninsule regorge d’artistes de toutes disciplines, et il faut y vivre pour constater à quel point les créateurs et les jeunes entrepreneurs ont insufflé à la région une vitalité peu commune. J’avoue que, de mon côté, je reste la plupart du temps concentrée sur le bleu de l’eau et sur le paysage, sur la poésie qu’ils m’inspirent surtout. Et, comme j’ai refusé jusqu’à tout récemment l’intrusion de Facebook dans mon existence, c’est sans le vouloir que j’ai brillé par mon absence aux cocktails et aux lancements. Je sais cependant qu’il y a dans le village d’à côté une poète dont le talent n’a d’égal que la discrétion. Elle s’appelle Joanne Morency ; nous nous sommes croisées deux ou trois fois, et on dirait que cela nous a suffi pour reconnaître notre besoin de solitude. La qualité de ses travaux lui a valu plusieurs récompenses, dont le Prix du récit Radio-Canada en 2014, puis, l’année suivante, la même distinction dans la catégorie « poésie », ce qui n’est pas rien quand on connaît la popularité de ce concours, où des centaines, voire des milliers de candidatures anonymes sont envoyées chaque année.

Déjà, le titre de son plus récent recueil, Preuves d’existence, nous dit à quel point cette femme envisage l’écriture comme un gage de sa présence au monde. À tort ou à raison, nous croyons souvent ressentir une grande faille en nous-mêmes. L’un des personnages du romancier japonais Haruki Murakami affirme, à dix-sept ans, que la mort ne se trouve pas au bout du chemin de sa vie, car il se sent déjà habité par elle comme par un courant d’air (La ballade de l’impossible). Certains jours, nous peinons à dissiper la vague impression de nous dissoudre au sein d’une société que nous imaginons plus réelle et plus vivante que nous. Et c’est la présence d’un autre humain qui va nous tirer de la torpeur et nous faire admettre enfin ceci : « on croirait / que le monde existe. » L’écriture de Joanne Morency a toujours dégagé beaucoup de franchise : « J’étais une femme heureuse / sans testament ». Elle tourne son regard du côté de la baie, qu’elle appelle, dès la première page du livre — peut-être sous l’influence du célèbre incipit des Fous de Bassan d’Anne Hébert —, « la mer étale ».

L’amour encore à venir

La mer peut se révéler un miroir qui ramène les images du passé, même lorsqu’on lui tourne le dos pour écrire, comme le préconisait Françoise Bujold — une autre Gaspésienne. Il en va de même pour dormir et rêver. Il faut, jour après jour, rester vigilante et ne pas se laisser avaler par la beauté, voilà l’impératif qu’on se donne lorsqu’on tient à préserver en soi la capacité de création. « Je dormais dos aux vagues / incapable de nuits véritables / un cratère à la place du ventre », nous confie Morency dans « Carnets de solitude », la première partie du livre. On ne dira jamais assez le pouvoir d’évocation que permet en littérature l’imparfait de l’indicatif. Ici, la force des images vient ajouter à la gravité de l’aveu, et il en va ainsi tout au long de Preuves d’existence, où il est écrit, avec bien sûr trop de dureté : « J’ai tout d’une saison en retard. »

Dans la partie intitulée « Chapitres amoureux », les poèmes sont rédigés au futur, et l’on dirait qu’une bouteille est lancée à la mer. L’homme n’existe pas encore dans le présent, mais on espère qu’il sera celui « qui sait depuis toujours la force des océans ». Plus loin, là où est soupesée « la somme des tendresses », l’homme est devenu accessible et se voit incorporé au paysage, participant à une relation charnelle harmonieuse, bien que ponctuée de questionnements divers. Car, même dans le plaisir, la poète s’interroge sur la réalité de sa propre chair : « ne suis-je qu’un reflet par-dessus le tien, posé dans le même cours d’eau ? » Toujours la présence de l’eau traversant l’intimité de l’être jusqu’à reproduire son image. Même quand l’ardeur amoureuse s’est emparée de la femme, l’ombre subsiste, et l’autre est emporté dans ce mouvement de contradictions et de confusion.

Mais « il y a tant de façons d’être un paysage », affirme Morency. Et tant de façons de vivre et d’aimer, pourrait-on ajouter. Se laisser imprégner par l’incertitude et le doute n’est pas forcément quelque chose de négatif, au contraire. On peut très bien avancer sur un chemin de lumière tout en gardant les yeux sur la poussière qu’on y soulève. Ce n’est que lucidité, et ainsi passe la vie, ainsi s’écrit la poésie : un pas dans le soleil, un pas dans le brouillard. Et tout le corps en trouve son équilibre. Joanne Morency le sait mieux que personne. ♦

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Joanne Morency
Montréal, Triptyque
2019, 84 p., 17.95 $