Aller au contenu principal

À l'ami que le vent emporte

À l'ami que le vent emporte

Hommage à un écrivain, réflexion sur la mort et l’amitié, ce livre de Daniel Guénette propose aussi en creux une belle méditation sur la postérité littéraire.

Poésie

Hommage à un écrivain, réflexion sur la mort et l’amitié, ce livre de Daniel Guénette propose aussi en creux une belle méditation sur la postérité littéraire.

Laisser des traces, perpétuer la mémoire des êtres et des choses, à défaut de restituer leur présence: telle est l’ambition de la poésie élégiaque et, pour peu qu’on y réfléchisse, de toute œuvre littéraire qui assume sa dimension lyrique. «Ta voix ton rire ta colère / Se déploient dans tes rares ouvrages», écrit Daniel Guénette au sujet du romancier et ancien collègue Gérald Tougas, professeur de littérature décédé en 2019. Avec ses allures de «tombeau» – au sens où Mallarmé employait ce mot –, La châtaigneraie invite à nous souvenir d’une personne attachante et s’inscrit dans une longue tradition, dont l’origine remonte aux fondements mêmes de la poésie.

La bière de l’amitié

En revenant sur les lieux qui ont marqué sa relation avec Tougas, né au Manitoba en 1933, le poète effectue une sorte d’enquête: «Dans la châtaigneraie de Saint-Césaire, / Je vis à l’envers une amitié posthume». Saint-Césaire est situé en Montérégie, non loin de Granby, où les deux auteurs ont enseigné la littérature, mais la châtaigneraie qui jouxtait la maison du collègue disparu n’a jamais existé. Depuis plus d’un siècle, les châtaigniers d’Amérique ont en effet été rayés de la carte, rongés par une maladie, nous rappelle l’avant-propos du livre, et conséquemment il eût fallu parler de noyers. Mais qu’importe: le poète citadin croyait qu’il s’agissait de châtaigniers, il a sciemment maintenu l’erreur dans son recueil. «C’est que leur disparition [celle des châtaigniers] convient à la commémoration d’un être lui-même disparu. Avec ces arbres fictifs, on voit une absence en évoquer une autre.»

Parmi les «noyers-châtaigniers», donc, Guénette s’interroge sur le sens de la mort et adopte un ton résolument élégiaque. S’il cite dans cet esprit des vers célèbres de Rutebeuf («Ce sont amis que vent emporte / Et il ventait devant ma porte»), c’est à l’écriture plus solennelle de Fernand Ouellette et à son recueil Les heures (L’Hexagone, 1987) – à mon avis un des livres de deuil les plus marquants à avoir été écrits au Québec – que j’ai pensé en lisant certains poèmes:

Il se sera perdu sans aller nulle part

Dans le silence

Ténu de lui-même

 

Le temps

Poursuit son œuvre

Il ne fait rien de ses dix doigts

 

Ne fixons pas le bonheur

Un clou au mur retient l’image

De qui n’existe plus

Le bonheur dont il est question, Guénette en parle ailleurs dans son livre, notamment lorsqu’il se souvient de la taverne où il jouait aux échecs en compagnie de Tougas. À l’origine du sentiment de manque qui traverse La châtaigneraie, il y a une joie disparue, un sourire effacé. «La bière de l’amitié / Avec toi son goût et mon plaisir / Cela ne s’oublie pas». Un mutisme éloquent Écrire à la mémoire d’un ami disparu implique non seulement de mesurer le temps passé, mais également d’évaluer celui qui reste. «Assurément un même sort m’attend», constate le poète qui revient à Saint-Césaire. C’est quand ils s’intéressent à l’inéluctable passage des années que les poèmes de Guénette sont le plus efficaces:

Un long temps de silence

Sur une chaise vide s’installe

Et dans son lit désert

 

Ses livres se taisent

Une fine poussière

Sur eux se dépose

On nous ramène souvent à un tel silence dans ce livre. Un ami est mort, peut-on lire ailleurs, et «son mutisme demeure éloquent». Quelques oxymores et antithèses du même style alimentent une réflexion sur la postérité des artistes qui ne cherchent pas les projecteurs. Car malgré le succès de son roman La mauvaise foi (Québec Amérique), qui lui avait valu le Prix du Gouverneur général en 1990, Tougas est resté discret. À sa manière, Guénette rend hommage à l’humilité de l’écrivain.

«Est-il un homme sans défaut / Un or si pur qu’on ne peut / En monnayer la substance»? Cette interrogation, formulée dans un poème de la première section, participe d’une crainte légitime: celle consistant à idéaliser la personne disparue. On pourrait poser la même question au sujet des livres: en existe-t-il qui soient dénués d’imperfections? La châtaigneraie contient sans doute quelques passages anecdotiques, moins significatifs aux yeux du lecteur que je suis, mais ces moments n’enlèvent rien à la qualité de l’ensemble. Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Daniel Guénette
Bromont, La Grenouillère
2023, 80 p., 18.95 $