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La ville devant soi

Avec Enlève la nuit, Monique Proulx abolit les marges et unit dans un même espace toutes les histoires de vie sous un dénominateur commun : la condition humaine.

Thématique·s
Roman

Avec Enlève la nuit, Monique Proulx abolit les marges et unit dans un même espace toutes les histoires de vie sous un dénominateur commun : la condition humaine.

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Markus, un jeune homme, se retrouve à la rue, ignore les codes qui régissent la ville, la société, et ne parle pas la langue de la plupart des quidams qui déambulent sur le bitume. Il vient de quitter la communauté hassidique, il s’est lancé dans le monde à corps perdu et, bientôt, il n’arrive plus à puiser la force pour continuer. De son passé, nous ne savons pas grand-chose, hormis le fait qu’il n’a ni sœur, ni frère, ni père et qu’il a laissé seule une mère probablement anéantie par son absence. À l’instant où il décide de se jeter devant une voiture, le tapotement d’une main sur son épaule le retient. L’inconnu passe aussitôt son chemin. À ce sauveur, Markus adresse, en guise de remerciements, les mots que les lecteur·rices ont sous les yeux – des mots d’autant plus précieux qu’il lui a fallu bien des efforts pour les apprivoiser.

L’écriture comme la matérialisation de soi

À l’aune de cette existence chancelante, Monique Proulx nous montre la noblesse de toute vie, dont l’importance n’a que faire du statut, de la notoriété ou de la richesse. Chaque personne possède sa valeur, en ce sens qu’elle recèle un potentiel propre, parfois enfoui sous des couches d’expériences complexes. Comme les privilèges de départ ne sont pas les mêmes pour tous·tes, sans compter le nombre et la gravité des embûches rencontrées en cours de route, certains chemins sont plus laborieux que d’autres. Markus suit un passage obligé dans les refuges et les soupes populaires, connaît plusieurs difficultés dans ses relations interpersonnelles, vit des trahisons amicales et des déconvenues amoureuses, paie son dû en trimant fort pour arrondir ses fins de mois. En surmontant les obstacles, il apprend les rouages pour conquérir sa liberté, qui point grâce à la gratitude éprouvée envers chacune des nouvelles journées où il se reconstruit.

Le personnage trouve son véritable salut dans le secours de la langue. Elle lui donne les moyens de se définir, de mettre en ordre le récit emberlificoté de sa trajectoire dans lequel il se voit apparaître, ligne après ligne. Alors qu’il comprend que le langage ne sert pas qu’à honorer Dieu, l’écriture devient pour Markus une deuxième naissance ; elle représente la clé de voûte qui le fera exister hors de tout doute : « Dès le début, je dois vous dire, j’eus la sensation à chaque mot d’accoucher d’un miracle, le miracle qu’il y ait quelque chose au lieu de rien… » Puis surgissent une phrase et un paragraphe déployant les signifiés qui réfèrent à d’autres mots. Par le biais de l’écriture, l’infini est suggéré à Markus ; la perspective de se projeter dans de multiples possibles lui est accordée.

Faire de sa vie une personne à aimer

Le héros rencontre deux de ses pairs, Abbie et Raquel, venu·es aussi de l’autre monde, pressentant que l’ailleurs leur prodiguera de meilleurs jours. Ces frère et sœur d’armes partagent le minuscule appartement de Markus, décryptent ensemble les règles d’une culture jusqu’alors interdite. Sans verser dans une fausse naïveté infantilisante, l’autrice fait preuve d’une habileté remarquable en animant des personnages qui ignorent les lignes de conduite. Même constat en ce qui a trait au style, parsemé ici et là de tournures fignolées avec justesse, par exemple ce « frais monde » dans lequel évoluent les protagonistes. Cette expression renvoie à la fois au « vrai monde » d’une réalité crue, à l’enthousiasme d’une vie réinventée, et à la froideur des premiers abords que la société présente à Markus et aux siens. Ces torsions de la langue poivrent d’humour plusieurs lignes du livre et dévoilent un autre angle du réel.

Exempt d’esbroufe, Enlève la nuit raconte de façon sublime la traversée du désert d’un homme en quête de survie et de réponses. Sans forcer la note ni imposer une signification aux événements, l’écrivaine donne une direction à la route du héros : elle lui donne raison d’avoir persévéré malgré les obstacles. « La vie sera d’autant mieux vécue qu’elle n’aura pas de sens », souffle Camus dans Le mythe de Sisyphe (1942). Il faut marcher dans les sentiers, les mains dans les poches, sans autre but que de vivre dans le décor du ciel immense, et écouter les oiseaux chanter.

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Monique Proulx
Montréal, Boréal
2022, 352 p., 29.95 $